The Rest Is Noise
Texte écrit pour la performance Ruído à Culturgest Lisboa.
The Rest Is Noise est le titre d’un livre d’Alex Ross sur la musique au XXe siècle. En pastichant ironiquement les mots d’Hamlet – “The rest is silence.” – il s’agit pour le musicologue américain de contredire le cliché selon lequel, dans la seconde moitié du XXe siècle et après les grandes tragédies de l’histoire, la création musicale contemporaine se serait effondrée en un chaos sonore informe : ce qui semble n’être que bruit à première écoute révèle une beauté secrète pour peu qu’on lui prête l’oreille. Il est même possible que ce chaos apparent contienne en lui la musique du monde à venir.
C’est cette beauté secrète que s’emploie à chercher Ruído – littéralement “bruit” en portugais. Le bruit – qui donne son titre au spectacle – est défini comme un signal parasite qui dégrade la transmission d’un message ou d’une information : il est destruction, hors-sujet, dérangeant, polluant. Dans son sens métaphorique, il est aussi le nuage des sentiments qui nous altèrent : les souvenirs qui nous hantent, les émotions qui nous assaillent à chaque minute, la petite voix intérieure qui nous condamne à l’échec… Autant d’incidents et d’accidents que Sofia Dias & Vítor Roriz nous proposent d’accepter.
Les deux artistes aiment brouiller les pistes, troubler les dispositifs un peu trop propres, démolir, reconstruire, démolir le quatrième mur. Ils sont mal à l’aise avec les espaces scéniques conventionnels qui séparent le public et la scène. Leur désir d’accueillir l’imprévu les poussent à intégrer les spectateur·rices à la performance, à jouer avec elleux, à les stimuler sans cesse, à essayer de construire des ponts, à refuser de considérer leur place comme celle de simples observateur·rices dont la présence serait fortuite. Toute perturbation devient matière à faire vibrer l’instant présent, à tel point qu’on pourrait apposer sur Ruído cet avertissement : “Prière de déranger la performance en cours !”
Pour entreprendre ce voyage vers l’inconnu, Sofia Dias & Vítor Roriz ont collaboré avec des scientifiques neuronaux dans le cadre d’une résidence à la Fundação Champalimaud. Ils se sont notamment intéressés aux neurones miroirs : cette catégorie particulière de neurones stimulés pareillement que nous réalisions une action ou que nous en soyons spectateur·rices. Cette propriété extraordinaire du cerveau permet au public de “vivre” le spectacle à travers les interprètes. Au début de Ruído, la performeuse Maria Ibarretxe imagine le voyage d’un·e spectateur·rice qui se lèverait et viendrait la rejoindre sur scène : comme si elle lui montrait un futur possible, comme si elle lui volait malicieusement une part de son avenir et du désir qui va avec.
La chorégraphie de Ruído gravite autour de ce “vertige des possibles”, autour de ce point de bascule qu’est le présent. Sofia Dias & Vítor Roriz explorent le passé et le futur de gestes quotidiens : d’où viennent ces gestes ? Quelle est leur histoire ? Que pourraient-ils devenir si nous les laissions vivre ? Dans les années 1950, le physicien américain Hugh Everett concevait avec sa théorie des mondes multiples un modèle où notre réalité ne serait qu’une bulle parmi une infinité d’autres, habitées par d’autres versions de nous-mêmes ayant fait des choix différents.
Cette réflexion sur la possibilité d’habiter le présent laisse parfois affleurer un étrange sentiment tragique. Ruído est aussi hanté par la perte, par l’impossibilité d’endiguer le cours du temps, par la tentative désespérée de se raccrocher aux mots. L’une des toute premières inspirations du projet – emportée par la suite dans le fleuve du processus de création – se situe du côté de la mythologie grecque, dans la lecture des Noces de Cadmos et Harmonie de l’écrivain italien Roberto Calasso : alors le roi de Thèbes épousa Harmonie et leurs noces furent la dernière fois qu’on vit les dieux s’asseoir à la table des humains. Un instant de bonheur suivi par une longue chaîne de catastrophes et de malheurs comme la mythologie grecque en est coutumière. Il est possible que l’harmonie et la promesse qu’elle porte soient illusoires. Cet équilibre instable, les cinq performeur·ses de Ruído le cherchent ensemble – par le chant et par la danse – au cœur même du chaos.
