Présent composé

Portrait de la compositrice Unsuk Chin rédigé avec Seong-Hwan Lee pour le Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Paris.

L’édition 2023 du festival Présences met à l’honneur Unsuk Chin. En une douzaine de concerts, colloques et masterclasses, cette manifestation – créée par Radio France et dont le Conservatoire est désormais partenaire – propose un portrait complet de la compositrice sud-coréenne. Étudiant en deuxième année de composition, Seong-Hwan Lee partage l’affiche avec elle le temps d’une soirée : la création mondiale de L’Oiseau dans le temps II côtoie pour l’occasion des pièces électroniques de Chin. Il nous parle de ce que représente pour lui cette artiste majeure qu’il a rencontrée lors d’un concours et avec laquelle il poursuit depuis un dialogue à distance.

On s’était donné rendez-vous à Crimée en pensant trouver un café tranquille pas loin du métro. Mais, en ce mois de juin, les cafés tous trop pleins ou trop bruyants nous ont obligés à changer de plan. Après avoir longé le canal de l’Ourcq et traversé le parc de la Villette en quête d’un havre de paix qui n’existe pas, on a fini par s’installer à la brasserie L’Horloge située de l’autre côté de l’avenue Jean-Jaurès. Cette longue marche improvisée sous un soleil de plomb avec impossibilité de se poser, c’est un peu la vie de Seong-Hwan Lee. Né en Corée du Sud, il a passé une partie de son enfance en Nouvelle-Zélande avant de revenir en Corée qu’il a finalement quittée à l’âge de 14 ans pour vivre aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse puis en France. De sorte qu’à 26 ans, il a déjà vécu dans 6 pays et sur 4 continents.

À son âge, la compositrice Unsuk Chin venait tout juste de quitter sa Corée natale. Née en 1961, elle a grandi sous la dictature de Chung-Hee Park, dans un pays meurtri à l’écart du monde. Elle a découvert la musique classique occidentale au hasard des programmes de nuit à la radio, avant d’apprendre le piano puis de suivre les cours du compositeur Sukhi Kang à l’université de Séoul. En 1985, un prix de la fondation Gaudeamus pour sa pièce Spektra for Three Celli lui ouvre les frontières : elle reçoit une bourse qui lui permet d’aller étudier avec György Ligeti à la Hochschule für Musik und Theater de Hambourg. Elle s’installe en Allemagne, pays où elle réside encore aujourd’hui, travaillant au studio électronique de l’université technique de Berlin.

Depuis la musique d’Unsuk Chin a voyagé dans des dizaines de pays, souvent interprétée par des formations prestigieuses telles que l’Ensemble intercontemporain, l’Orchestre philharmonique de Berlin, le New York Philharmonic, l’Orchestre de Paris, Musikfabrik, le London Sinfonietta, le Los Angeles Philharmonic New Music Group… En 1991, sa pièce Akrostichon-Wortspiel – sept scènes de contes de fées pour soprano et ensemble – a été jouée dans quinze pays.

En 2021 Seong-Hwan a remporté un concours dont le prix était une commande de la Tongyeong International Music Foundation, la principale fondation sud-coréenne dédiée à la musique contemporaine. Sa pièce Rituel au Tombeau d’Isang Yun a été créée par l’Ensemble TIMF et l’Ensemble Modern. C’est à cette occasion qu’il a rencontré Unsuk Chin, qui venait de prendre la tête de la fondation : « J’étais très nerveux, impressionné par sa stature. » Il explique qu’à Londres, où il a étudié au Royal College of Music, Unsuk Chin jouit d’une influence considérable, comme compositrice et comme directrice artistique de la série Music of Today du Philharmonia Orchestra : « Elle a beaucoup fait pour la musique contemporaine, notamment en soutenant une nouvelle génération de jeunes compositeurs qu’elle a contribué à découvrir. » À l’image de la compositrice taïwanaise Chia-Ying Lin – elle aussi programmée dans Présences – ou des compositeurs sud-coréens Donghoon Shin et Texu Kim. Ce dernier, qui fait aujourd’hui carrière aux États-Unis, a participé à l’une des masterclasses qu’Unsuk Chin anime chaque année à Séoul. En 2006, la compositrice est revenue en Corée du Sud pour être en résidence à l’Orchestre philharmonique de Séoul.

Selon Seong-Hwan, Unsuk Chin occupe une place à part dans le paysage musical : « Depuis que je suis en Europe, j’écoute beaucoup de musique dite contemporaine. Sous cette expression se cachent des réalités très différentes. Il m’arrive de trouver certaines compositions intéressantes sur le plan technique. Mais la musique d’Unsuk Chin va au-delà : elle me touche et me bouleverse. C’est une génie de la dramaturgie. Dans son Concerto pour violoncelle – considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre – elle développe une relation d’une complexité inouïe entre l’instrument et l’orchestre, embrassant tous les rapports possibles entre soliste et ensemble, de l’amour à la haine, de la fusion à la rupture… C’est tellement incroyable que je ne saurais l’expliquer avec des mots. »

Le compositeur avoue avoir eu un choc en découvrant cette pièce en raison des nuances exceptionnelles de l’orchestration. Les mots couleurs et lumière sont importants dans l’œuvre d’Unsuk Chin. Elle dit que sa musique est le reflet de ses rêves dont elle essaie de transcrire les visions de lumière aveuglante et l’incroyable magnificence de couleurs. Pour le musicologue Laurent Feneyrou, le rêve passe aussi par la distorsion du temps et la recherche de timbres rares, inhabituels à l’oreille occidentale. Il évoque le souffle entêtant de l’orgue à bouche au début de Šu, son concerto pour sheng chinois et orchestre : « Elle a une manière unique de prendre son temps pour entrer dans le son. » Musique des rêves, parfois, les compositions d’Unsuk Chin nous font aussi penser à un terrain de jeux : en 2007, elle a créé au son premier opéra avec Alice in Wonderland, inspiré de l’atmosphère surréaliste du roman de Lewis Caroll.

L’une des clefs de l’émotion que l’on ressent à l’écoute de sa musique réside dans l’intuition : « Lors d’une interview qu’elle avait donnée en Corée, poursuit Seong-Hwan, elle distinguait les compositeurs architectes des compositeurs musiciens. Les premiers – parmi lesquels Iannis Xenakis et György Ligeti – construisent des systèmes. Les seconds ont une approche plus intuitive, du point de vue du son. » À l’instar d’Unsuk Chin, Seong-Hwan se range dans la seconde catégorie : « Je me souviens qu’à l’époque, lire ses propos m’avait libéré. Pour moi, la composition est affaire d’intuition, un dialogue, un va-et-vient permanent entre le son et soi. » Il est remarquable que, dans la première catégorie, la compositrice range György Ligeti. Laurent Feneyroux note la distance qu’a prise Chin au fil du temps vis-à-vis de celui qui fut son maître, tout comme il relève l’ironie délicate avec laquelle elle aime parfois revisiter son œuvre et ses systèmes. De son côté, la compositrice insiste sur l’esprit critique que Ligeti entendait inculquer à ses élèves : « Il nous disait toujours d’écouter la musique avec nos propres oreilles, de questionner les choses, de refuser les solutions toutes prêtes. »

Parallèlement à ses études de composition, Seong-Hwan a étudié la réalisation à l’Interlochen Center for the Arts aux États-Unis, dans le Michigan. Il a aussi tourné des courts-métrages et des documentaires : « Comme j’ai commencé par la musique à l’image, j’ai une approche très cinématographique de la composition. J’aime voir la musique. Or, je trouve qu’il y a quelque chose de très visuel chez Unsuk Chin. Par exemple, au début du Concerto, lorsque le violoncelle rejoint la harpe sur ce sol dièse, il est impossible pour moi de voir autre chose qu’un paysage dans la brume. Je ne sais si elle serait d’accord avec moi… »

Les pièces qui seront présentées lors de la soirée ont la particularité d’être électroniques : il y aura entre autres ParaMetaString, une étude en quatre mouvements pour laquelle Unsuk Chin joue avec des sons d’instruments à cordes enregistrés sur bande. Seong-Hwan explique que l’électronique déplace les compositeurs, montre un visage différent de leur création en plaçant l’intuition à un autre niveau : « Quand je compose, l’électronique me permet de monter les séquences sonores pour avoir une idée précise du résultat. Il y a des avantages et des inconvénients. L’avantage, c’est que le résultat est exactement ce que je veux. L’inconvénient, c’est que le résultat est exactement ce que je veux. » (Rires.) Comprendre que d’habitude, les interprètes s’emparent du matériau et le font évoluer de façon surprenante : « Quand je compose de la musique électronique, je dois trouver d’autres façons de me surprendre. Par exemple, en essayant d’imaginer le voyage du son : je peux aller loin dans l’exploration de la matière sonore et de sa mise en espace. »

Après la commande de la TIMF, Seong-Hwan a gardé contact avec Unsuk Chin. Il l’a revue l’année dernière à Paris, lorsqu’elle est venue assister au festival Présences dédié à Tristan Murail : « Elle est très simple et très ouverte. Elle est dans l’air du temps. Avec elle, je peux aussi bien parler musique que des films que j’ai vus ou des dernières séries à la mode. » Seong-Hwan est passionné de cinéma, notamment par l’œuvre de Kim Ki-duk, mort du Covid en 2020. Il raconte que trois ans avant sa mort, le réalisateur avait été accusé de violences sexuelles, provoquant le début d’un MeToo en Corée du Sud. Il nous conseille le film 봄 여름 가을 겨울 그리고 봄 dont le titre est traduit en français par Printemps, été, automne, hiver et printemps : l’histoire d’un disciple et de son maître qui entretiennent au fil des saisons un petit temple bouddhiste dans la montagne loin de la civilisation.

Le temps qui passe est au cœur de la pièce que Seong-Hwan présentera lors de cette soirée : « Il y a cinq ans, j’ai composé L’Oiseau dans le temps pour hautbois et ensemble. » Le compositeur s’intéressait alors à ce qu’il appelle la polarité du temps. Comment le temps se charge de notre perception, comment il nous paraît tantôt long tantôt court, comment il s’enroule autour de l’instant que nous vivons ou au contraire s’envole et nous échappe : « J’imaginais un oiseau qui volerait et transcenderait la timeline. » Après avoir créé cette pièce, il a décidé d’y revenir tous les cinq ans, comme un rendez-vous qu’il se donnerait à lui-même dans le voyage de sa propre existence. Le 12 février prochain, L’Oiseau dans le temps II prendra son envol : « L’électronique me permet de travailler la notion de sillage, la trace que laissent le temps et le mouvement de l’oiseau. » Mais tout ça est encore un work in progress pour le compositeur qui dit par ailleurs s’intéresser de près au texte. Récemment, il a mis en musique une phrase de la poétesse italienne Alda Merini : Spazio, io voglio tanto spazio / De l’espace, je veux beaucoup d’espace

Ce rendez-vous pris tous les cinq ans nous donne envie de lui poser deux questions. Où était-il, il y a cinq ans, quand il a composé le premier opus de L’Oiseau dans le temps ? Réponse : « Je venais de terminer un documentaire sur les rites funéraires en Corée. Avec mon équipe de tournage, nous avions voyagé à travers le pays. » Il dit s’intéresser à ce qui se passe après la mort. Sur son site Internet, il présente sa pièce d’après le poème d’Alda Merini comme une tentative de traduire en musique une scène funéraire… Et dans cinq ans, où se voit-il ? Impossible de répondre : « Il y a cinq ans, je n’aurais jamais imaginé venir en France. J’aimerais rester encore un peu en Europe, pour continuer à découvrir les scènes contemporaines. Je suis ouvert à ce qui va se passer. Comme j’ai quitté la Corée très jeune, lorsque j’y reviens, on me prend pour un étranger à cause de mon accent… Alors c’est peut-être mon destin de voyager. »

Remerciements Laurent Feneyrou

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