Piano au bord de la crise de nerfs

Portrait de Simon Steen-Andersen en 5 performances.

Un piano à queue chute d’une dizaine de mètres et s’écrase au sol avec fracas. Le fracas de cette chute, capturée au ralenti sur grand écran, est reproduit en temps réel par un orchestre symphonique. Ainsi débute Piano Concerto de Simon Steen-Andersen, créé en 2014 aux Donaueschinger Musiktage. Depuis une quinzaine d’années qu’il a déboulé sur la scène internationale, le compositeur danois s’emploie à surprendre son public par des performances iconoclastes qui se révèlent vite addictives. Piano Concerto s’inscrit dans une histoire de la performance musicale qui trouve probablement sa source dans le mouvement Fluxus, une longue tradition de concerto à la hache, de piano-marteau, piano-scie, piano à clous… Chez Steen-Andersen, le piano survit à sa destruction et un dispositif place le pianiste Nicolas Hodges jouant sur instrument intègre face à son hologramme jouant sur instrument détruit. La scène fait coexister la matière et l’antimatière, bafouant cette règle élémentaire des voyages dans le temps qui interdit au voyageur de se retrouver face à face avec son Moi du passé sous peine de créer un paradoxe temporel. Par des effets de play et de rewind, le compositeur annule et rejoue à l’infini le crash. Le piano éclaté au sol devient un instrument comme un autre, à ranger au rayon des percussions, cymbale, gong, marimba, tam-tam, timbale, plaque-tonnerre. Les performances de Steen-Andersen éveillent chez le spectateur des sentiments ambigus. En 2020, le Festival Musica a repris la pièce dans le cadre d’un portrait dédié au compositeur. Selon son directeur Stéphane Roth, il y a dans Piano Concerto autre chose que la fascination du pire et de la catastrophe : un geste de pure beauté. Saisi au ralenti, le piano semble se dissoudre dans l’apesanteur, nimbé de débris et de poussière en suspension tandis que son couvercle oscille dans l’air. Mais la performance s’ouvre aussi à un autre niveau de lecture, celui d’une revisitation ludique de la musique contemporaine : le cluster du piano qui s’écrase se propage en un nuage de son qui rappelle à la fois la musique concrète et la musique spectrale, hésitant entre ces techniques de composition du XXe siècle. 

Au début des années 2000, Simon Steen-Andersen a étudié, entre autres, à Buenos Aires sous la direction de Gabriel Valverde. S’est-il souvenu de cette ville pour composer ce Buenos Aires, créé en 2014 par les Neue Vocalsolisten Stuttgart ? Le voici qui endosse les habits du sociologue pour une étude comportementale opposant – refrain connu – la retenue des rapports humains dans la culture scandinave dont il est issu à la légendaire chaleur argentine. Buenos Aires, c’est littéralement le bon air, le mauvais renvoyant à toutes les fois où nous nous retenons de rire, de pleurer, de chanter : aux mille et une censures quotidiennes que nous infligeons à notre corps pour l’empêcher d’exprimer nos émotions. En plus d’interroger la communication non-verbale et les rapports humains, ces observations servent de point de départ à une réflexion sur l’art lyrique, dont Steen-Andersen aime questionner les codes et les conventions. Alors qu’elle doit enregistrer le jingle d’un talk-show, une soprano se lance, face à son producteur, dans une défense et illustration de l’opéra. Le studio d’enregistrement se transforme alors en laboratoire où ont lieu les expériences les plus extravagantes. Et le compositeur d’esquisser un antimanifeste artistique à travers des questions brûlantes telles que : Pourquoi chante-t-on à l’opéra ? La musique ne devrait-elle pas servir uniquement à faire avancer l’action ? Les chanteur·ses lyriques viennent-ils réellement d’une autre planète ? À l’heure où nous écrivons ces lignes, Simon Steen-Andersen répète un Don Giovanni aux enfers qui sera créé à l’Opéra du Rhin.

Dans Black Box Music pour percussion solo, boîte amplifiée, 15 instruments et vidéo, créé en 2012 aux Darmstädter Ferienkurse, la boîte à musique noire du titre, c’est celle dans laquelle le percussionniste norvégien Håkon Stene glisse ses mains gantées de blanc, à la manière d’un magicien. Mais le secret du tour est vite éventé par un grand écran sonorisant et retransmettant en direct l’intérieur de la boîte. Ces mains géantes prennent la dimension du cadre de scène, composant de mystérieuses chorégraphies digitales. Avec la complicité de l’orchestre, elles fabriquent une musique à vue, au moyen d’objets du quotidien très simples tels que des élastiques ou des gobelets. Un hommage au théâtre de marionnettes qui semble fondre dans un même geste les rôles de chef d’orchestre et d’interprète.

La série Run Time Error compte une vingtaine d’épisodes comme autant de performances réalisées dans des lieux prestigieux, incluant le Literaturhaus Copenhagen, le Theaterhaus Stuttgart, le Queen Elizabeth Hall London, le Museum der Moderne Salzburg et le mythique Bayreuther Festspielhaus. Le protocole est toujours le même : le compositeur se filme, déambulant dans les couloirs de l’institution pour un long plan-séquence rythmé d’erreurs. Ces erreurs, ce sont les accidents qu’il rencontre sur sa route et qui provoquent des réactions en chaîne : des dominos qui chutent et font rouler une balle de golf sur une gouttière jusqu’à tomber dans le pavillon d’un trombone qui s’accorde en arrière-scène et dont la coulisse renverse une bouteille d’eau qui se déverse dans un seau, etc. Jusqu’à un costumier qui accapare Steen-Andersen pour lui donner des nouvelles des maquettes qu’il prépare pour un certain opéra… L’expression Run Time Error – qui vient de l’informatique et pourrait être traduite par erreur d’exécution – est trompeuse : ces accidents sonores, que le compositeur intègre, finissent par devenir la matière de son œuvre, comme une partition dont les ratures seraient les notes : selon les mots de Frank Madlener, Run Time Error est une tentative épique et malicieuse de terrasser le hasard.

Dans ses performances, Simon Steen-Andersen aime isoler un geste et le disséquer sous toutes ses coutures avec un plaisir enfantin. Ce peut être un geste musical comme le glissando – qu’il avoue avec humour être son motif préféré. Ce peut aussi être l’un des gestes primitifs de l’humanité, comme la marche dans Walk the Walk, œuvre pour 4 interprètes, tapis roulants, objets, lumière et fumée, créée en 2020 à la Staatsoper de Berlin. Quoi de plus simple que de mettre un pied devant l’autre ? Pourtant, on devine qu’il y a dans cette suite de chutes maîtrisées quelque chose de fascinant pour le compositeur. Quelque chose qui rappelle sans doute à ce passionné de cinéma la magie des pionniers du genre, juxtaposant les images pour créer une séquence d’animation. Walk the Walk se base d’ailleurs sur les travaux du physiologiste Étienne-Jules Marey, inventeur de la chronophotographie qui, à la fin du XIXe siècle, permit de décomposer les mouvements d’un animal, d’un être humain ou de la fumée dans l’air. De la décomposition à la composition, il n’y a qu’un pas. La marche – sa vitesse, sa trajectoire, sa pulsation – devient ici prétexte à musique. Et le compositeur d’expérimenter en 90 minutes toutes les possibilités d’aller d’un point A à un point B. Il paraît que la destination compte moins que le voyage.

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