Le fil rouge

Portrait de Chiharu Shiota écrit pour Idomeneo au Grand Théâtre de Genève.

On dit qu’au Japon, chaque enfant naît avec un fil rouge au bout du petit doigt : relié à son cœur par un vaisseau sanguin, il le lie à une personne qu’il est destiné à rencontrer au cours de son existence. Le fil peut bien se distendre ou s’embrouiller, tôt ou tard, il rencontrera cette personne qui jouera un rôle important dans sa vie. Chiharu Shiota raconte cette légende de son pays natal. Née en 1972 dans la préfecture d’Osaka, elle a d’abord étudié la peinture à l’université de Kyoto.

Un jour, Chiharu a fait un rêve : elle vivait à l’intérieur d’un tableau en noir et blanc dont la surface entièrement recouverte de peinture à l’huile l’empêchait de respirer. C’est à partir de là qu’elle a voulu affranchir la peinture du strict cadre de la toile. De ce rêve, elle a fait une performance en 1994, lors d’un semestre passé en Australie, dans le cadre d’un programme d’échange avec la Canberra School of Art : Becoming Painting, une tentative d’incorporer la peinture, de transformer son propre corps en canevas. Sur ce corps elle a versé une peinture-émail rouge. La peinture brillante et agressive a brûlé sa peau et s’est incrustée dans ses cheveux qu’elle a dû couper au bout de quelques semaines.

Elle quitte ensuite le Japon pour l’Allemagne, poursuivant ses études à Hambourg, à Brunswick et à Berlin où elle finit par s’installer. Elle fait évoluer sa pratique vers des installations qu’elle décrit comme les extensions des coups de pinceau sur la toile, investissant des espaces au sein desquels elle tisse des centaines de fils. Ces fils tendus se combinent et se superposent pour former des nuages dans lesquels sont pris des clefs, des livres, des robes, des pierres, des portes, des valises, des tubes, des verres ou des navires. Les fils sont rouges, noirs ou blanc. Chaque couleur a une signification. Rouge le sang. Noir le cosmos et la nuit. Blanc la pureté et le deuil. Dans la scénographie d’Idomeneo qu’elle a conçue à l’invitation de Sidi Larbi Cherkaoui, rouge est aussi la couleur donnée à la mer. Comme si la Méditerranée qui borde le royaume de Crète s’était teintée du sang des milliers de soldats tombés pendant la guerre de Troie.

À ces objets du quotidien souvent usagés, Chiharu offre une vie nouvelle entre la terre et le ciel. En 2004, son installation Dialogue from DNA relie deux cents paires de chaussures à un même point de l’espace. Elle a pour l’occasion fait un appel aux dons, en demandant aux donateurs de joindre un petit mot indiquant le souvenir qui leur est lié : un premier rendez-vous, un mariage, un entretien d’embauche, un concert, une sortie au théâtre… Ce n’est sans doute pas un hasard si l’idée lui est venue lorsqu’elle est retournée au Japon après une longue absence et a voulu remettre ses vieilles chaussures qui ne lui allaient plus, déformées par les ans. Les œuvres de Chiharu ont à voir avec la mémoire, l’exil et le déracinement.

Les fils connectent les objets à leurs histoires intimes. Comme le suggère le titre d’une autre de ses œuvres — Me Somewhere Else (2018) — ils nous attachent les uns aux autres et nous rattachent à nos pays perdus. Au début d’Idomeneo, ils sont les chaînes qui emprisonnent les esclaves. Mais le fil a toujours deux extrémités : en même temps qu’il lie les Troyens à leurs geôliers, il relie les citoyens de Crète à cette cité lointaine, située de l’autre côté de la mer, que leur royaume a mise à feu et à sang. Il relie non seulement le roi et ses soldats qui ont pris une part active à ce génocide. Mais il relie aussi la jeunesse crétoise incarnée par Idamante : cette jeunesse qui ne demande qu’à vivre et à aimer, qui voudrait oublier les erreurs de ses aînés et se trouve à devoir assumer un héritage qu’elle n’a pas choisi, à faire face à un passé qui ne passe pas. À tel point qu’on finit par se demander qui est vraiment libre.

Dans Idomeneo, la danse et le chant nouent un dialogue sensible avec l’univers de Chiharu Shiota. Ils mettent en mouvement ses sculptures, ils leur impriment une vibration éphémère. Une spirale en métal descendue des cintres devient, le temps d’un aria, le vent auquel Ilia confie ses sentiments pour Idamante. Une pluie de fils figure la mer démontée et la tempête dans laquelle est prise la flotte d’Idomeneo. Il y a quelque chose qui défie les lois de la nature dans ces masses suspendues : comme une catastrophe imminente. C’est ce que nous chuchote sa sculpture The Thread of Fate (Le fil du destin) exposée en 2021 à Bayreuth. L’art de Chiharu résonne dans un monde qui ne cesse de se faire et de se défaire. Dans la brume électrique rouge, les objets se réduisent souvent à leurs contours. Leurs silhouettes dignes et tragiques semblent se tenir à la lisière de la réalité, à la frontière du pays des vivants et du pays des morts, à l’image d’Idomeneo, hanté par les conséquences de ses propres choix. Son fils doit-il mourir ? Ilia et Idamante vivront-ils heureux ? Le monde ne tient qu’à un fil et pourrait basculer à tout moment. Et si le fil devait rompre, si ce monde devait s’effondrer, le chant d’Elettra serait sans doute son requiem.

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