Photographier la scène
Article rédigé pour l’exposition virtuelle Roger Pic, un photographe à l’Opéra sur operadeparis.fr
Théâtre et photographie ont toujours entretenu des relations délicates. Il est vrai que ces deux arts poursuivent des buts a priori inconciliables. En fixant l’instant sur un papier sensible, la photographie fige le temps, l’emprisonne. A contrario, le théâtre est par essence mouvement : il s’empare du temps et le transforme en action (drama). Il s’inscrit dans une chronologie, dans une suite d’événements. De surcroît, la photographie est destinée à perdurer, à braver le temps qui passe (n’emploie-t-on pas naturellement le verbe immortaliser comme synonyme de photographier ?), quand la performance théâtrale est un art de l’éphémère : “On nous oubliera. C’est notre destin, on n’y peut rien”, déclare Verchinine dans Les Trois Sœurs de Tchekhov. Ce clivage fondamental explique la méfiance qui a longtemps régné entre hommes de scène et photographes. Les premiers craignent de voir le spectacle réduit à une image, tandis que les seconds se sentent quelque peu à l’étroit dans la marge très réduite que leur laisse cette œuvre d’art déjà achevée (et qui a pour ambition d’être totale dans le cas de l’opéra).
À cela, il faut ajouter que les conditions techniques, dont sont tributaires la photographie et le théâtre, auraient suffi à elles seules à maintenir la distance entre ces deux arts. Au XIXe siècle, la faible luminosité qui règne dans les salles de théâtre, la sensibilité insuffisante des pellicules, le poids et la taille de la chambre qui la rendent intransportable sont autant de contraintes qui tiennent les photographes éloignés de la création. Il leur est impossible de saisir la représentation sur le vif.
Le portrait en studio s’impose alors comme forme de substitution. Ces portraits entretiennent avec la représentation du spectacle un lien assez distant. Les prises de vue ont lieu en studio, dans des décors factices, avec des accessoires qui ne sont pas ceux du spectacle et des acteurs prenant la pose. Moins que le spectacle, on cherche à mettre en avant une individualité, qui choisit d’ailleurs le rôle dans lequel elle souhaite être immortalisée. C’est le règne de l’interprète qui réduit le photographe à un simple exécutant technique.
Au siècle suivant, l’essor de la presse quotidienne et spécialisée, en quête de photographies pour illustrer ses articles, va rapprocher la photographie de la scène. Après l’interprète, c’est désormais la presse, à la recherche de vedettes, qui impose ses exigences. Les décors factices du studio sont abandonnés. On délaisse le portrait individuel au profit de la photographie de groupe. Pour autant, ce n’est pas encore le spectacle que l’on photographie. Les prises de vue, qui ont généralement lieu avant ou après une couturière, sont réalisées sous un éclairage violent. Le photographe n’hésite pas à regrouper des interprètes qui ne se croisent jamais sur scène, dans des éléments de décors réarrangés par ses soins : un fauteuil, un bouquet de fleurs ou le dragon vaincu par Siegfried. On privilégie le tableau au récit. Le photographe réinvente, le temps d’une séance, sa propre mise en scène. Lorsque le photographe indique à l’interprète comment il doit poser, réinvente un décor, il usurpe le rôle du metteur en scène encore mal établi.
Une telle situation n’a rien d’étonnant dans l’histoire des arts de la scène : ce n’est qu’au XXe siècle que l’art de la mise en scène acquiert véritablement ses lettres de noblesse. Auparavant, le metteur en scène n’était pas considéré comme un artiste exprimant une vision de l’œuvre et du monde, mais plutôt comme un régisseur chargé de régler les entrées et les sorties. Ainsi, lorsque le photographe indique à l’interprète comment il doit poser, réinvente un décor, en un mot déconstruit la mise en scène, il usurpe d’une certaine façon le rôle du metteur en scène encore mal établi. À l’époque, deux agences principales, Lipnitski et Bernand, alimentent la presse en photographies statiques et bien piquées, sans grande originalité : ce sont souvent des plans serrés où les artistes ne font rien d’autre que sourire sans raison ou scruter sans voir.
Il faudra attendre l’après-guerre pour voir apparaître une photographie de spectacle prise sur le vif, de manière plus systématique. À Bayreuth, Wieland Wagner concrétise enfin sur scène les théories que le Suisse Adolphe Appia avait émises à la fin du XIXe siècle pour renouveler l’art dramatique. Cette révolution tant scénique qu’idéologique opérée dans le microcosme de Bayreuth est en cela exemplaire d’une époque. L’opéra est galvanisé par l’arrivée de metteurs en scène venus d’univers artistiques connexes, c’est-à-dire du théâtre (Jean Vilar, Jean-Louis Barrault), du cinéma (Luchino Visconti) et de la danse (Maurice Béjart). On reconnaît au metteur en scène le droit d’exprimer une vision artistique de l’œuvre et la mise en scène devient une composante essentielle du spectacle.
Respecter le travail du metteur en scène, ses éclairages, le jeu des comédiens fut, à mes débuts, la règle essentielle de mes reportages.
Roger Pic
C’est cette vision dont Roger Pic va tenter de préserver l’intégrité à travers ses photographies, se voulant le fidèle enregistreur de l’acte théâtral. Il a vécu passionnément cette évolution du théâtre d’après-guerre, en exerçant tous les métiers de la scène : après avoir été comédien amateur, il a été régisseur dans la compagnie de Christian Casadessus, secrétaire général du centre dramatique de Léon Chancerel, avant de créer sa propre compagnie, Le Théâtre de la Ville et des Champs. Lorsqu’au terme de cette expérience, il décide de se tourner vers la photographie de scène, son regard est riche de sa connaissance interne du monde du spectacle. Délaissant les photographies posées, les combinaisons factices de personnages et autres réarrangements décoratifs, le photographe pénètre dans le vif de la représentation qu’il photographie sans flash afin de ne pas altérer la lumière voulue par le metteur en scène : “Respecter le travail du metteur en scène, ses éclairages, le jeu des comédiens fut, à mes débuts, la règle essentielle de mes reportages.” Mais le travail du photographe ne s’arrête pas là : il assiste aux répétitions, multipliant les prises préparatoires, choisissant méticuleusement les scènes à photographier, affinant ses angles de prise de vue. Un tel travail suppose bien sûr une connaissance approfondie de l’œuvre et de la mise en scène : le metteur en scène devient son partenaire privilégié. Avec lui, il assimile la dramaturgie du spectacle : ses épreuves préliminaires témoignent d’un important travail réalisé en amont pour maîtriser au mieux le spectacle, du livret de l’œuvre aux détails de régie.
Ici s’exprime sans doute la sensibilité d’homme de théâtre de Roger Pic. Il ne s’agit plus de photographier des interprètes mais des personnages, non plus l’espace scénique mais un monde, ce qui fera dire à Roland Barthes que les photographies de Roger Pic n’illustrent pas, mais aident à découvrir l’intention profonde de la création. L’interprète s’efface au profit du personnage. Lorsque l’on regarde les photographies de Woyzeck, ce n’est pas Helga Pilarczyk que l’on voit, c’est Marie. La spécificité du théâtre ne tient pas seulement à sa relation au mouvement et à son caractère éphémère. En laissant le spectateur maître de son regard, le théâtre lui offre une liberté d’appréciation et de jugement que ne lui permettent ni la photographie ni le cinéma, qui imposent au public le focus de l’appareil. Roger Pic l’a bien compris. Afin de traduire au mieux cette liberté due au théâtre, il s’emploie à varier les points de vue en recourant à deux focus principaux : l’un rapproché, qui lui permet de saisir l’expression des visages et l’autre plus éloigné qui lui permet d’appréhender la scénographie dans sa globalité : à l’instar d’un roman, les reportages photographiques de Roger Pic passent alternativement d’un point de vue extérieur à l’intériorité de ses personnages.
Roger Pic entretient ainsi des liens étroits avec l’équipe de production. De même qu’à l’époque on comprend l’importance des textes critiques qui entourent et accompagnent le spectacle et prolongent le travail de la mise en scène (c’est la grande époque de la revue Théâtre populaire dans laquelle écrivent Roland Barthes, Bernard Dort et Jean Duvignaud), certains metteurs en scène prennent conscience que les photographies et la vision du théâtre qu’elles véhiculent font également partie du spectacle : Jean-Louis Barrault, Maurice Béjart, Roger Planchon ou encore Georges Wilson sont les premiers à faire appel à Roger Pic.
Malgré tout, le travail de Roger Pic ne séduira pas la presse, qui reste à des photographies bien piquées et meilleures techniquement. Comme un juste retour des choses, ces photographies retournent alors aux gens de théâtre, qui les utiliseront comme un précieux outil de travail, véritable mémoire de leur mise en scène (on sait que Brecht avait coutume de concilier dans son Modelbuch ou livre-modèle des centaines de photographies afin de pouvoir remonter précisément une mise scène) et comme la révélation de la juste expression de leur métier.
C’est en cela que le photographe a fait évoluer notre vision du théâtre et de l’opéra. En effet, le spectateur curieux qui voudrait s’informer de ce qui se jouait il y a un siècle sur la scène de l’Opéra trouvera dans les archives des bibliothèques spécialisées des maquettes de décors et de costumes ainsi que quelques photos posées. Mais il persiste un épais brouillard sur la manière dont ces corps se muaient dans l’espace, sur la façon dont étaient dirigés ces interprètes. Le mystère du théâtre demeure entier et ne saurait être résolu par les photographies posées que l’on retrouve dans la presse.
De tels témoignages ont longtemps modelé notre réception de l’art dramatique, nous incitant à concentrer notre regard sur l’image plus que sur le mouvement, sur les individualités plus que sur l’ensemble, sur ce que l’on pourrait appeler la trace tangible du spectacle plus que sur ce qu’Ariane Mnouchkine nomme l’art du présent. Ce sont ces interstices que s’emploient à combler les reportages photographiques de Roger Pic. Ils dessinent les contours d’un art nouveau et jusqu’ici invisible, la mise en scène, dont ils accompagnent l’irrésistible ascension. S’il n’a pas connu à l’époque une large diffusion auprès de la presse, restée frileuse, le travail de Roger Pic n’en a pas moins ouvert la voie aux beaux livres qui font aujourd’hui le bonheur des amoureux du théâtre et de la chorégraphie. C’est d’ailleurs à Roger Pic que l’on doit l’un des plus beaux livres réalisés sur Brecht.