Reines de la nuit
À l’occasion de La Flûte enchantée à l’Opéra Bastille, nous sommes partis en quête d’une réponse à cette question : “Qui est aujourd’hui la Reine de la nuit ?” Parce que les nuits de ses romans sont hantées par des reines éphémères, l’écrivain Jean-Jacques Schuhl sera notre guide.
En marchant dans la rue qui sépare la station de métro Solférino de l’appartement de Jean-Jacques Schuhl, je songe que je devrais trouver une façon inédite de commencer cet article. En arrivant en bas de son immeuble, je remarque sur les sonnettes que les initiales de ses voisins – MS, KG, EMX, AC, S – ressemblent aux personnages anonymes de ses romans. Je sors mon téléphone pour les photographier. Une dame qui passe avec son chien me regarde. Je range mon téléphone. Plus tard, lorsque Jean-Jacques Schuhl m’ouvre la porte, c’est finalement lui qui m’apporte sur un plateau cette phrase toute perecquienne : “Pardonnez-moi pour le désordre : j’essaie de classer…” Je lui dis que je suis à la recherche de la Reine de la nuit. Il me répond qu’il ne la connaît pas personnellement. En revanche, il connaît bien son royaume, la nuit. Elle est la toile de fond de ses romans : “Pas la nuit de Walpurgis, les ténèbres ou l’Hadès. Pas la grande nuit romantique qui demeure en quelque sorte inamovible.” Non, lui, c’est la petite nuit, la nuit artificielle, celle qui étend ses voiles au-dessus de la ville, la nuit de Baudelaire dont il aime à citer ce vers : “Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.”
Mais j’arrive trop tard : LA NUIT SE MEURT, LA NUIT EST MORTE. Elle est devenue suspecte : “Parce qu’elle est liée au monde dionysiaque, celui de l’alcool et de la danse – dionysiaque soft mais dionysiaque néanmoins. La nuit est le domaine des ombres et il est logique que les ombres reculent face à la technique qui éclaire tout : de la télévision à internet jusqu’aux néons qui refusent l’opacité : “Les rayons du soleil chassent la nuit…”, clame Sarastro. La nuit est morte assassinée par Sony et par Google.”
La Reine de la nuit aurait donc perdu son royaume ? C’est la question que je pose à Jane Archibald, qui reprendra prochainement le rôle à l’Opéra Bastille. Elle dit : “It’s a wonderful and lonely role, un rôle merveilleux et solitaire… Le succès de la soirée repose pour beaucoup sur ses épaules. Mais c’est aussi un personnage dont les apparitions sont rares : dans seulement trois des vingt-quatre scènes ! Vous êtes bookée pour de longues semaines de répétitions au cours desquelles vous passez finalement plus de temps à attendre qu’on vous appelle dans un grand appartement de location vide. Difficile dans ces conditions de faire connaissance avec vos partenaires et de nouer des liens affectifs. C’est frustrant. Pourtant, l’air de la Reine de la nuit est le rôle d’opéra par excellence : il a le pouvoir d’ouvrir de nombreuses portes dans une carrière.” Justement, que ressent-elle au moment de chanter son fameux air, Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen… ? Elle dit : “Une excitation électrique, une puissance fantastique. Le stress. L’attente du public que génère cet air.” Alors, elle essaie de penser à la Reine plus qu’à la technique. La Reine, c’est elle que le public doit voir : “Il faut dompter cette énergie fulgurante tout en apprenant à lâcher prise : ne pas se laisser gouverner par la Reine…” Mais comment résister à Celle qui tente de pousser sa propre fille au crime ? Je n’essaie pas de lui résister, j’essaie de la comprendre. Il y a cet air de rage qui éclipse tout le reste. Mais pourquoi cette rage ? On ne sait pas ce qui s’est passé avant. Lors d’une conversation avec sa fille Pamina, on apprend qu’elle a été rejetée du côté de la nuit parce qu’à sa mort, son époux l’a privée du pouvoir. Il a préféré confier le disque du Soleil à Sarastro, et la seule raison qu’il lui a donnée pour justifier son choix est que les hommes sont plus constants que les femmes [“Sarastro saura le garder avec une mâle constance…”] Elle a de bonnes raisons d’être en colère !” Je lui demande si, au fond, les véritables Reines de la nuit ne seraient pas les chanteuses d’opéra… Elle rit. Elle se souvient d’une des premières fois où elle a chanté le rôle : une mise en scène épouvantable où elle devait marcher perchée sur des cothurnes de trente centimètres, parée d’une robe si lourde qu’elle nécessitait l’intervention de cinq habilleurs. Pas très royale ! Elle dit qu’elle ne croit pas au mythe de l’artiste maudit, qu’elle est heureuse dans sa vie, heureuse de n’être que Jane quand elle sort de scène. JUST JANE OFFSTAGE.
Ingrid chante la nuit. C’est ainsi que je la voyais, lorsqu’elle se produisait dans les cabarets, dans la robe noire d’Yves Saint-Laurent.
Jean-Jacques Schuhl
Les Reines de la nuit ne sont pas celles que l’on croit : je vais porter ce message à Jean-Jacques Schuhl. J’espère en apprendre un peu plus. En 2000, il s’est vu décerner le Goncourt pour son roman consacré à Ingrid Caven, l’actrice et chanteuse allemande qui partage sa vie. Ingrid Caven s’ouvre sur la nuit de Noël. Ingrid, alors âgée de quatre ans, chante d’une voix merveilleuse, d’une voix de rêve, Douce nuit devant un parterre d’officiers nazis : la neige et les croix gammées, la pureté et le Mal. “De la féerie l’horreur n’est jamais loin” est un leitmotiv du roman. Je lui dis que j’éprouve la même sensation à l’écoute de l’air de la Reine de la nuit : cette forme colorature d’une pureté inouïe au service d’un message de vengeance et de haine. Il dit : “Mozart est plus pervers que moi.” Nous feuilletons Ingrid Caven. Au détour d’une page, on croise ce bout-rimé : PAR HASARD MOZART, RÊVE ROUGE À LÈVRES. La Reine de la Nuit n’est pas loin. Il dit : “Au centre du roman, il y a Pierrot lunaire de Schönberg : ce récital qu’Ingrid doit interpréter. Je m’amuse à la décrire répétant les airs du Pierrot dans les rues de Berlin, au bord de la Spree, dans les terrains vagues… Ingrid chante la nuit. C’est ainsi que je la voyais, lorsqu’elle se produisait dans les cabarets, dans la robe noire d’Yves Saint-Laurent. Elle a été l’une des grandes Reines de la nuit des années 1970.”
La Reine de la nuit aurait-elle trouvé refuge dans l’un de ces cabarets, dont les néons électrisent les boulevards nocturnes ? Dans un salon rouge du Crazy Horse, je rencontre la danseuse Zula Zazou, une heure avant qu’elle n’entre en scène. Elle est de l’avis de Schuhl : la nuit parisienne est morte, et son acte de décès remonte aux années 1980. Elle voyage beaucoup et trouve les nuits de New York, les nuits de Shanghai, les nuits de Berlin, les nuits de Rome, les nuits de Barcelone plus blanches que les nuits de Paris. Est-ce qu’elle serait néanmoins la Reine de cette nuit agonisante ? “Pourquoi pas ?” Alors son règne durerait le temps d’un spectacle toujours recommencé. Elle dit que, chaque soir, son sacre commence au maquillage. Le maquillage, c’est sa cape d’hermine. Elle se maquille seule, contrairement aux us et coutumes de la plupart des théâtres. Mais quand elle est maquillée, elle n’est pas encore Reine. Il lui manque la couronne. Et la couronne, au Crazy Horse, c’est la lumière. Sur scène, la lumière habille son corps nu. D’ailleurs, elle n’a jamais l’impression d’être nue, sur scène. Le public non plus, elle pense : “Le public voit la beauté, pas la nudité.” Je lui fais écouter l’air de la Reine de la nuit : Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen… Elle dit qu’elle connait : “On a toutes fredonné ça, enfants. Bien sûr, pas avec ces paroles. Ni avec cette voix…” En tant que danseuse, elle trouve que c’est un air qui appelle le corps. Je lui demande quelle danse elle imagine. Elle dit : “Quelque chose qui part du sol. Des coups dans le ventre. Une énergie un peu élastique.” Je lui lis la traduction en français : “Une haine infernale bouillonne dans mon coeur…” Elle dit : “C’était plus beau en allemand.” Je dis que c’est sans doute à cause de ma piètre lecture. Elle dit qu’une telle violence ne peut qu’être circonscrite dans un mythe… Étrangement, ça lui rappelle un spectacle auquel elle avait assisté : Le Songe de Médée, dansé par Marie-Agnès Gillot. Dans ce ballet, le chorégraphe Angelin Preljocaj interrogeait, à travers l’acte de Médée, la possibilité pour une femme de se soustraire à la société des hommes. On parle encore. Elle dit que quand elle ne règne pas sur la nuit, elle chante dans un groupe, qu’elle avait besoin de faire entendre une autre voix. Elle dit : “Parfois, le corps ne suffit pas.” Lors d’un concert, la relation avec le public est incroyable. Très différente du Crazy Horse où la scène a la particularité d’être très intime. On peut voir les yeux du public. Mais il est comme hypnotisé, ravi à lui-même :“Il nous voit comme des créatures.” Je lui demande ce qu’elle veut dire par ce mot, créature. Elle dit : “C’est quelque chose qui n’existe pas.”
L’opéra, c’est l’enfer.
Thomas Bernhard
Quelque chose qui n’existe pas ? Sur ces mots, je retourne hanter Jean-Jacques Schuhl. Je lui fais remarquer que ses romans sont peuplés de femmes fantomatiques : Marlène Dietrich, qui fait une brève apparition dans Rose poussière, ce mannequin inspiré de Kate Moss qui traverse la nuit dans une limousine, la danseuse Zouzou, alias Miss Z, ou encore “la passante”, cette femme sans nom qui erre dans Entrée des fantômes… “Je suis fasciné par ces silhouettes : stars de cinéma, gravures de mode, mannequins… Elles règnent sur la nuit mais leur règne est éphémère. Il ne peut y avoir qu’une ironie un peu dérisoire à les qualifier de Reines, une ironie à la Genet. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, il y a ce travesti qui retire son dentier, le met sur sa tête et déclare : “Je suis Reine, après tout, moi-aussi.”
Cette phrase qu’il balance avec légèreté, je la ramasse et la prends au sérieux : si la Reine de la nuit n’existe pas dans notre monde, alors peut-être la trouverai-je du côté de la littérature et de la fiction… Dans L’Ignorant et le Fou, Thomas Bernhard met en scène la plus grande colorature du monde qui s’apprête à chanter pour la 222e fois le rôle de la Reine de la nuit. Dans sa loge l’attendent son père aveugle et alcoolique ainsi qu’un inquiétant médecin légiste, occupé à débiter mécaniquement les termes d’une autopsie imaginaire – ce qui vaut au spectateur une écoeurante énumération d’organes découpés au scalpel. Elle arrive enfin. Tandis que la costumière s’affaire à lui fabriquer un corps artificiel et qu’en fond sonore, le retour-plateau diffuse l’opéra de Mozart en train de se jouer, elle est en proie à l’angoisse : peur de rater une note, de déchirer sa robe, de perdre sa couronne, de perdre sa voix, de perdre ses cheveux… “Une créature artistique se rend complètement indépendante elle ne peut absolument plus exister parmi les autres.” Elle entre en scène et chante. Après la représentation, tous se retrouvent au restaurant pour célébrer le succès de la soirée. Mais la critique ne tarde pas à tomber comme le couperet d’une guillotine : absence totale de sensibilité du chef, artificialité, pauvreté d’imagination, mauvaises attaques, aucune exactitude, sottise absolument paralysante… La cantatrice tousse. Et l’angoisse revient : peur de la maladie qui vient, peur de l’échec, peur du jour où la voix lui manquera, où elle manquera sa colorature et déclenchera un scandale, peur de vivre dans la peur… Elle tousse encore et le texte-fleuve de Bernhard sans majuscule ni ponctuation emporte les fragments de phrases brisées. La conversation se fait plus violente. Elle crache du sang, les verres et les bouteilles tombent et se brisent. Le diagnostic est impitoyable : L’OPÉRA, C’EST L’ENFER. Cet art que nous aimons devient la métaphore d’un système qui détruit méthodiquement, mathématiquement les rapports humains. Dans cette société infernale, on couronne les Reines pour mieux les décapiter. Aucune issue, sinon l’idée folle de tout plaquer, de quitter la scène, d’abdiquer :“Ou au milieu de la représentation par exemple au milieu de l’aria de la vengeance s’arrêter de chanter ignorer l’orchestre ignorer les partenaires ignorer le public tout ignorer rester là et ne rien faire tout regarder fixement regarder fixement vous comprenez brusquement tirer la langue.”
Retour chez Jean-Jacques Schuhl. Je lui dis que je n’ai pas trouvé la Reine de la nuit. Il dit qu’au fond, ça ne l’étonne pas : la nuit disparaît et les Reines avec elle. Je lui demande où vont les Reines en exil. Il dit : “Miss Z a fait du cinéma avec Rohmer, comme d’autres avant elle. C’est une porte de sortie, une façon de quitter la nuit tout en restant dans ce jeu des ombres… Devenir actrice. Je dois dire d’ailleurs que, si elles y gagnent en substance, ces filles y perdent également, à mes yeux, quelque chose : le fait de n’être rien, qu’un miroir, mais un miroir qui reflète le temps. C’est là toute la beauté de ce rien.” Je dis : “Peut-être aspirent-elles à d’autres royaumes ?” Il dit : “Certes.“ Puis se tait. Je songe aux mots de feu de la Reine : “Tue Sarastro et rends-moi le disque du Soleil.” Je dis encore : “Le pouvoir politique ?” Il ne répond plus. Il feuillette un livre, Rose poussière. Il dit : “J’ai retrouvé le passage que je cherchais : – Dans la nuit artificielle, les gardes mobiles, accoudés – deux ou trois – la gauloise à la hanche, à leurs hermétiques Landrovers grises et blanches frappées aux armes de leur ville – un transistor abandonné sur le capot, et il peut en sortir une sérénade de Mozart s’entremêlant aux parasites, chuintements, voix lointaines…” Ça s’arrête là.