L’Europe des Tsiganes
Entretien avec Henriette Asséo, autrice du livre Les Tsiganes, une destinée européenne, pour Il trovatore à l’Opéra Bastille.
À l’origine de l’intrigue d’Il trovatore, il y a le personnage d’Azucena. Gitane accusée d’avoir enlevé et brûlé un enfant. Il règne souvent un certain flou lorsqu’on évoque les Gitans : on parle de Tsiganes, de Bohémiens, de Roms… Pouvez-vous nous éclairer sur ces mots ?
Henriette Asséo : Je partirai de l’opéra de Verdi. Lorsqu’on traduit de l’italien en français le livret de Il trovatore, on remplace souvent le mot Zingari par Gitans. Cette simplification peut prêter à confusion, quand Verdi lui-même joue sur les deux vocables en langue originale. En réalité, depuis la fin du XVe siècle, les Zingari sont italiens et les Gitanos espagnols. En France, on parle de Bohémiens. Cette variation lexicale, cette adaptation du mot à la langue est intéressante car elle est la preuve de la présence de ces peuples nomades au moment où ces langues nationales se sont formées en Europe. Et ce constat linguistico-historique bat en brèche le mythe qu’on a construit depuis d’un peuple étranger : les Gitans ont été intégrés à l’histoire des sociétés européennes au moment même de leur construction, ils sont un élément consubstantiel de la fabrication des sociétés occidentales. Le terme Roms, ou Rroms, est apparu beaucoup plus récemment. Il a été imposé par les intellectuels engagés de l’Europe de l’Est, qui ont ainsi repoussé les termes discriminants de Tsigani, Tcigani ou Ciganie.
À quelle population fait-on référence lorsque l’on emploie ces termes ?
Henriette Asséo : On parle d’une population nomade prise dans des migrations qui se déploient entre la fin du Moyen-Âge et la disparation totale de la présence chrétienne dans l’Empire ottoman.
Dans Il trovatore, la Gitane est un personnage ambigu : elle est honnie tout en semblant jouer un rôle dramatique de premier plan : c’est finalement elle qui est à l’origine du récit.
Henriette Asséo : Oui, dans la littérature, le personnage du Gitan a une fonction bien précise : il permet la circulation sociale d’une caste à l’autre, de la couche aristocratique à la couche plébéienne, et vice-versa. À ma connaissance, cette fonction remonte à La Petite Gitane de Miguel de Cervantes (1613), une œuvre fondatrice de la littérature moderne : Preciosa, une jeune fille dont on apprendra plus tard qu’elle est de noble extraction, y est élevée par une Bohémienne, ce qui oblige son prétendant Juan à se travestir pour intégrer la compagnie des Bohémiens et rejoindre sa bien-aimée. À une époque où la monarchie espagnole s’engage dans le mythe de la pureté de sang, le Gitan ouvre la porte au travestissement, à la dissimulation, au changement d’identité ou d’appartenance sans déroger à la règle. De ce point de vue, le Gitan – ou la Gitane, dans le cas de Il trovatore – est la métaphore même de la construction dramatique : c’est le Deus ex machina. C’est la raison pour laquelle la figure de la bohémienne ponctue tous les coups de force esthétiques de l’histoire de la culture occidentale.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Charles Baudelaire
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Il trovatore est hanté par une autre errance : celle du trouvère. Comment s’articulent ces deux figures ?
Henriette Asséo : Au XIXe siècle, il existe une connexion évidente entre la figure du poète et celle du Gitan. C’est ce moment où l’artiste se pense comme un paria, en butte à l’hostilité d’un monde de bourgeois matérialistes. L’artiste s’oppose à la morale conventionnelle en revendiquant l’art pour l’art, occupant cette position ambigüe, à la fois en marge et au-dessus de la société. Le mythe de la vie des Bohémiens va peu à peu se confondre avec la bohème artistique. Lorsque Baudelaire crée la figure du poète moderne, il recourt certes à l’image bien connue de l’albatros mais on oublie qu’il la fonde également sur la figure du Bohémien dans Bohémiens en voyage (1857).
