Mémoire, conscience
Portrait du metteur en scène William Kentridge écrit pour la revue Europe, L’Opéra aujourd’hui.
Étranger (Fremd) est le premier mot prononcé dans Le Voyage d’hiver de Schubert, ce cycle de lieder dont William Kentridge a récemment donné une mise en scène définitive et largement autobiographique. Sans doute ce mot résonne–t-il aujourd’hui différemment d’à l’époque de Schubert : il magnétise des enjeux politiques majeurs dans une Europe désormais tiraillée entre l’ouverture des frontières et le repli identitaire. Il résonne également dans l’œuvre de Kentridge, caractérisée par une triple étrangeté : étrangeté parce que le metteur en scène excelle à s’affranchir des frontières entre les genres et construit des spectacles lyriques composites en recourant abondamment à d’autres moyens d’expression, tels que le dessin d’animation ou le théâtre de marionnettes ; étrangeté parce qu’en s’attachant à maintenir un lien fort et indestructible avec son Afrique du Sud natale, Kentridge n’oublie jamais l’histoire dont il est porteur et pose un regard critique et fortement politisé sur un art souvent dépolitisé ; étrangeté enfin parce qu’hanté par les questions de la mémoire et de l’identité, il travaille la forme opératique d’une manière inédite jusqu’à l’ériger en une conscience à la croisée des histoires collective et individuelle. En assumant et en cultivant cette étrangeté, en décentrant à travers l’opéra – cet art européen par excellence – notre vision de l’Histoire, William Kentridge compose des spectacles qui comptent parmi les plus denses et les plus passionnants de ces dernières années. […]