2 performances de Marina Abramović

Note pour Don Giovanni à l’Opéra national du Rhin.


Naples, 1974

“Et si, au lieu de faire quelque chose, je laissais le public faire ce qu’il voulait de moi ?” C’est en partant de cette réflexion que la performeuse serbe Marina Abramović imagine en 1974, pour le Morra Arte Studio de Naples, Rhythm 0. Pendant six heures – de 8 heures du soir à 2 heures du matin – elle se tient debout et immobile, invitant par un écriteau le public à interagir avec elle au moyen de 72 objets disposés sur une table – dont une plume, un marteau, du miel, une fourchette, du parfum, des ciseaux, un chapeau melon, un revolver posé à côté d’une cartouche, une rose, un couteau, du rouge à lèvre, des épingles ou encore un Polaroïd… Les premières heures de la performance se déroulent dans un calme relatif. Abramović reste les yeux dans le vague face au public médusé. On lui offre plusieurs fois la rose, elle reçoit quelques baisers, on couvre ses épaules d’un châle. Mais la nuit avançant, la pièce est peu à peu gagnée par une atmosphère délétère – une atmosphère, commentera plus tard Abramović, symptomatique de cette Italie du Sud empreinte de catholicisme, où les femmes ont le choix entre être des vierges ou des putains. On la soulève, on la promène, on lui fait prendre des poses, on la pique avec les épingles, on lui arrache son t-shirt, on lui jette de l’eau au visage et lui entaille le cou avec le couteau, on la coiffe du chapeau melon, on écrit au rouge à lèvres sur son front IO SONO LIBERO (JE SUIS LIBRE, MOI), on l’allonge sur la table, on lui écarte les jambes et lui plante le couteau entre les cuisses. Un homme finit par charger le revolver et le pointer sur elle. Il est maîtrisé par l’assistance et expulsé de la galerie. La performance continue. Abramović demeure impassible. À 2 heures du matin, le directeur de la galerie annonce la fin. Abramović regarde le public. Elle est à moitié nue, en sang, les cheveux mouillés. Lorsqu’elle se dirige vers la sortie, les spectateurs s’écartent sur son passage, comme s’ils avaient soudain peur d’elle. Le lendemain, la galerie recevra une avalanche de coups de téléphone de personnes ayant assisté à la performance. Ils sont absolument désolés. Ils ne comprennent pas ce qui s’est passé. Abramović comparera ce phénomène de refoulement et d’oubli à une forme de transe.


New York, 2010

The Artist Is Present trouve son origine dans une discussion entre Marina Abramović et le directeur du Museum Of Modern Art de New York, Klaus Biesenbach. En 2010, le MoMA prépare une rétrospective consacrée à la performeuse. Dans Traverser les murs, ses mémoires parues en 2017, elle raconte qu’elle discutait avec Biesenbach quand ce dernier a évoqué un souvenir d’enfance : les invitations que les musées allemands avaient coutume d’envoyer pour les vernissages, portant la mention : Der Künstler ist anwesend. (En présence de l’artiste.) Abramović va donner une interprétation toute personnelle à ces quelques mots. En 1981, avec son partenaire Ulay, elle avait créé au Japon la performance The Nightsea Crossing, sorte de nature morte durant laquelle ils demeuraient assis face-à-face, en silence, de part et d’autre d’une table. Cette fois, elle radicalise sa démarche en imaginant que le public prenne la place d’Ulay : pendant trois mois, 75 jours, 736 heures, elle restera assise dans l’atrium du MoMA, invitant les visiteurs formant une longue file d’attente à s’asseoir un par un face à elle. Sans parler. Sans rien faire sinon être présente, ici et maintenant, et maintenir avec eux ce dialogue avec les yeux. Abramović serait-elle devenue elle-même une oeuvre d’art ou se pose-t-elle au contraire en spectatrice de ces visiteurs venus la voir ? Au total, ce sont près de 750 000 spectateurs qui affluent du monde entier pour prendre part à cette performance provoquant les décharges émotionnelles les plus intenses et les plus variées. Selon Biesenbach, The Artist Is Present marque une nouvelle étape dans la carrière d’Abramović, qui a autrefois connu des relations passionnées et ombrageuses avec Ulay puis Paolo Canevari. À ces histoires personnelles qu’elle a souvent mises en scène ou qui lui ont inspiré nombre de performances, l’artiste substitue désormais sa relation avec le public : “L’oeuvre est complétée par les spectateurs.”

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