Les sorcières sont de retour
Entretien avec Silvia Federici, spécialiste de l’histoire des sorcières auxquelles elle a consacré un livre – Caliban et la sorcière (2014) – professeure émérite de sciences sociales à l’Université Hofstra de Long Island, réalisé pour Alcina à l’Opéra national de Lorraine.
Dans l’opéra de Haendel, Alcina est décrite comme une magicienne, une sorcière qui attire les hommes sur son île pour les séduire et les transformer en pierres, en fleuves ou en bêtes sauvages. En tant que chercheuse, vous avez contribué à mettre à jour la surprenante réalité historique que recouvre ce terme de “sorcière”. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Silvia Federici : On parle ici d’une période de l’Histoire s’étendant de la fin du XVe siècle au XVIIIe siècle, correspondant à la fin du féodalisme et à l’apparition du capitalisme. Il est nécessaire pour le capitalisme naissant d’éradiquer tout ce qu’il perçoit comme lui faisant obstacle. Dans ce contexte, on se rend compte, à la lecture des grands procès en sorcellerie, que la figure fantastique de la “sorcière” est une construction politique, une vaste catégorie dans laquelle on range pêle-mêle des paysannes ou des artisanes qui n’étaient en rien coupables des crimes dont on les accusait – à savoir tuer des enfants, forniquer avec le Diable, être des ennemies de Dieu et de l’humanité – mais dont le mode de vie était considéré comme allant à contre-courant de l’évolution économique et sociale.
De quelle évolution parle-t-on et en quoi ces femmes accusées de sorcellerie pouvaient-elles lui faire obstacle ?
Silvia Federici : La mise en place du système capitaliste s’est traduite par une privatisation des terres, par la destruction d’un mode de vie communautaire afin de mieux contrôler les populations. C’est dans de ce contexte de mise à mal de ce qu’on appelle les “communs” que se développe la chasse aux sorcières. Ce n’est pas un hasard si l’expression sera réemployée pour la persécution des communistes sous McCarthy dans les années 1950 aux Etats-Unis : “l’ennemi” est différent mais le but reste le même. Les femmes persécutés étaient des propriétaires ou celles qui – par leurs savoirs ou par leur statut social – étaient à même de résister à cette expropriation, à cette dépossession. Le capitalisme ne se contente pas de réglementer le champ économique. Il s’occupe également de la division sexuelle du travail, prenant appui pour prospérer sur l’invisibilisation du travail des femmes – notamment du travail domestique. Dans ce but, les sages femmes vont souvent être visées par ces procès en sorcellerie, parce qu’elles disposaient des connaissances qui permettaient certes aux femmes d’accoucher, mais aussi d’avorter ou d’avoir accès à la contraception, et de ce fait d’avoir une certaine indépendance. En France par exemple, l’Etat introduit des mesures plus punitives pour réguler la procréation, contre l’avortement taxé “d’infanticide”. L’Etat collabore main dans la main avec l’Eglise dans la mise en place de ce système.
Avec les “sorcières”, nous sommes donc en présence d’un mythe qui a des répercussions dans la réalité ?
Silvia Federici : Oui, la figure de la “sorcière” nous semble surnaturelle, appartenir à un autre monde. Pour comprendre son importance, l’historien doit étudier les évolutions parallèles de ces chasses aux sorcières et de la législation. On voit alors apparaître des coïncidences, d’évidents points communs, comme si ces légendes étaient le visage fantastique et fantasmé de loi. Il suffit de reprendre les griefs reprochés aux sorcières : être des femmes puissantes et savantes, “tuer” les enfants, avoir une sexualité libre et débridée… On voit bien ce qui est ici visé et de quelle manière on entend “discipliner” la société : au fond, sur les bûchers, c’est la liberté des femmes qu’on brûle.
Dans le cas d’Alcina, comment interprétez-vous ce motif des hommes métamorphosés ?
Silvia Federici : Il s’agit d’un thème bien connu que l’on rencontre déjà dans l’Odyssée d’Homère, où la sorcière Circé transforme en porcs les compagnons d’Ulysse. Alcina s’inscrit dans une lignée qui va d’Homère jusqu’à Haendel en passant par Ludivico Ariosto et son Orlando furioso. C’est intéressant car on ne parle pas ici de gens d’extraction populaire – à même de croire à ces légendes – mais plutôt de lettrés. Ils savent bien que les femmes ne se conforment pas à la vision qu’en donnent ces mythes, et pourtant ils contribuent à les propager. Haendel compose Alcina dans un XVIIIe siècle qui continue à persécuter les “sorcières” dans toute l’Europe. C’est peut-être un détail, mais il est né dans ce que nous appelons aujourd’hui l’Allemagne d’une mère était luthérienne. Or, les Luthériens étaient des ennemis avérés de la “sorcellerie”. Et l’on sait du reste que Luther a eu des mots sévères envers les femmes qu’il réduisait à leur fonction reproductrice.
Au fond, que reproche-t-on à Alcina ?
Silvia Federici : En plus d’être une femme puissante et désirante, elle vit sur une île, donc à l’écart du monde, ce qui est suspect. Loin du commerce et de l’industrie, sa vie insulaire se caractérise par une certaine forme de retour à la nature – les hommes y redeviennent arbres, fleuves, animaux… Et l’on s’y abandonne au désir et à la sensualité. Encore une fois, dans la destruction et la reconstruction sociale qu’il a opéré, le capitalisme s’en est beaucoup pris au désir et à la sexualité, par exemple en séparant le temps de travail du temps sexuel (on ne fait pas l’amour au commencement de la semaine). Pour mener à bien leur projet, il était nécessaire que l’Eglise et l’Etat montrent l’horreur hideuse sous la beauté, qu’ils dissipent ce qu’ils dénonçaient comme une illusion, à l’image de l’île d’Alcina qui, à la fin de l’opéra, se dissout dans la mer. C’est là le sens des transformations qu’Alcina fait subir à ses victimes : “La sexualité nous réduit à l’état de bêtes, de choses, elle tue notre âme.” Tel était le message que l’on voulait faire passer.
Avant de transformer les hommes, Alcina les séduit…
Silvia Federici : Oui et la séduction est un autre grief qui lui est reproché. Cette culpabilisation est une autre façon de s’en prendre à la “puissance” des femmes. Parce que dans nos vies, l’amour, la séduction, le désir, l’attraction, constituent de grandes forces, non ? D’autant plus qu’Alcina comporte des allusions assez explicites aux amours homosexuelles : pour délivrer son amant, Bradamante se déguise en homme et séduit Morgana… Le masque permet de médiatiser l’attirance d’une femme pour une autre. On voit bien que, quand on pénètre sur l’île d’Alcina, les frontières du genre ont tendance à se brouiller. Or, dans les grands procès de sorcellerie, lors des grandes exécutions, on reproche aussi aux sorcières leur lesbianisme considéré comme une forme de sexualité contre-nature. Lorsqu’on décrit les sabbats, ces grands festivals orgiaques organisés par le Diable auxquels elles sont censées prendre part, le fait qu’elles fassent l’amour ensemble constitue un important élément à charge. Si vous voulez anéantir les gens, commencez par discipliner leurs désirs et leur sexualité ! Ce discours n’a jamais véritablement disparu : en lisant des articles, des livres, en voyant des films au cinéma, je me rends compte qu’il continue à s’infiltrer dans les représentations. Il était donc naturelle que les féminismes des années 1970 et d’aujourd’hui se réapproprient la sorcière comme figure de résistance, notamment en placardant ce slogan sur les murs de nos villes : “Les sorcières sont de retour.”
