Julie en 12 chapitres
Article écrit pour Julie à l’Opéra national de Lorraine.
1
À propos du théâtre de Strindberg, l’écrivain Per Olov Enquist raconte cette vieille plaisanterie suédoise :
Une nuit, un homme penché sous un lampadaire s’affaire à chercher ses clefs. Un passant qui veut l’aider lui demande où il les a perdues :
– Là-bas, répond l’homme en pointant le trottoir dans l’obscurité, une dizaine de mètres plus loin.
– Alors pourquoi les chercher ici si vous les avez perdues là-bas ?
– Parce qu’ici, il y a de la lumière.
Selon Enquist, nous sommes face aux pièces de Strindberg dans la situation de ce badaud qui a perdu ses clefs : le dramaturge suédois aime à nous induire en erreur, à nous lancer sur de fausses pistes en éclairant de sa torche l’endroit où ne se situe pas la clef de son drame. Pour espérer trouver cette clef, il nous faut non pas diriger nos pas vers la lumière, mais plonger dans l’obscurité.
2
À la différence du badaud de la blague d’Enquist, la metteuse en scène Silvia Costa a entrepris de chercher dans l’obscurité : c’est là que s’épanouit son théâtre. À l’image de ses Night Drawings – ces silhouettes crayonnées qu’elle dessine pendant ses insomnies – les créatures qui hantent ses spectacles sont peut-être des enfants de la nuit. On dirait des êtres étranges et hybrides, des chimères qui se sont trop attardées avant l’aube et sont restées bloquées de l’autre côté de la porte des rêves. Cet onirisme affecte aussi le mouvement. Les gestes qu’elle dessine sur scène prennent souvent un poids rituel : ils génèrent un temps suspendu, en rupture avec notre temps quotidien. Ils nous ouvrent les portes d’un monde mystérieux : « Quand nous entrons en scène, dit-elle, nous pénétrons dans un univers doté de ses propres lois physiques. Nous sommes comme dépossédés de nous-mêmes. »
3
Sans doute le théâtre de Strindberg a-t-il longtemps souffert de l’étiquette naturaliste dont il s’était lui-même affublé. Plus d’un siècle après la mort du dramaturge, cette étiquette paraît aujourd’hui bien imparfaite, impuissante à saisir le mystère d’un théâtre qui avance constamment sur la frontière entre le visible et l’invisible, entre le rêve et la réalité. Le représenter, trouver l’espace adéquat pour le mettre en scène, a été l’une des quêtes artistiques des XIXe et XXe siècles. Comme le rappelle Jean-Pierre Sarrazac, toute pièce de Strindberg peut être réinscrite sur un canevas premier : celui de la biographie même de son auteur. Et ce canevas déforme trop le monde pour pouvoir prétendre au naturalisme.
4
À l’instar de son théâtre qui flirte avec le fantastique, la vie du dramaturge est travaillée par des forces obscures : elle est un long corps-à-corps avec la folie, rythmé par des crises de plus en plus fréquentes et violentes. En 1897, Strindberg consigne cette descente aux enfers dans Inferno, un récit largement autobiographique en forme de journal intime : il y décrit à la première personne la fuite d’un homme à travers l’Europe, pourchassé par le spectre de sa propre démence. Stylistiquement, l’imminence de la folie provoque des explosions de poésie subjective qui nous projettent loin du naturalisme. Dans Mademoiselle Julie – écrit quelques années plus tôt – on sent pousser ce monde derrière les murs de la cuisine du château : « Je voudrais voir ton sang, ta cervelle sur un billot, et ton sexe tout entier nager dans une mer de sang… », crie Julie à Jean.
5
Selon Philippe Boesmans, cette poésie fulgurante, qui emprunte les voies de l’irrationnel, fait passer la sociologie au second plan. La lutte des classes, qu’on est tenté de voir dans cette confrontation entre une maîtresse et son valet, reste soumise aux contradictions de l’auteur. La conscience politique de Strindberg est complexe, fruit d’une lutte intérieure permanente. Comme il l’évoque dans Le Fils de la servante, les origines de l’écrivain sont doubles : bourgeoises du côté de son père négociant, roturières du côté de sa mère qui fut la domestique de son père avant de devenir sa maîtresse. Dans les origines de sa mère, Strindberg vit toute sa vie une malédiction : autre point commun avec Julie, qui porte sur elle le poids des malversations de sa mère. Strindberg s’est passionné pour les idées socialistes de son temps. Il a été un écrivain reconnu par le prolétariat. Mais dans les années 1880, sous l’influence de la philosophie nietzschéenne et de son concept de surhomme, il a évolué vers l’idée d’une aristocratie de l’esprit qui l’a éloigné du peuple, accusé de haïr tout ce qui le dépasse 5 . Ce sont ces contradictions qui créent dans Mademoiselle Julie l’impression d’une oscillation perpétuelle entre la classe des serviteurs et celle des maîtres. Sarrazac parle d’un Moi divisé : Strindberg part en guerre contre lui-même.
6
Pour Dean Murphy – qui interprète Jean – Julie et Jean ont un point commun : ils se sentent tous deux étrangers à leur propre classe. Dean pense que le mépris dont son personnage fait preuve envers Julie est le revers du sentiment d’idolâtrie qu’il éprouvait autrefois pour elle. D’une certaine façon, en déversant indifféremment son fiel sur les valets et les maîtres, le dramaturge les met à égalité. Tous sont également victimes de leurs pulsions et de leurs corps. L’un des traits saillants du théâtre de Strindberg est que le corps – le bas corps – fait irruption sur scène. Si l’auteur qualifie sa pièce de tragédie, ses personnages n’ont rien de ces silhouettes majestueuses et éthérées que l’on croise à l’époque classique. Ils ont faim et ils mangent. Ils ont soif et ils se saoulent. Leurs préoccupations quotidiennes consistent à préparer des mixtures immondes pour faire avorter la chienne. Jean traite Julie de pute et Kristin impute le comportement de sa maîtresse à ses règles… Lorsqu’il a rencontré Julie pour la première fois au pavillon turc, Jean raconte qu’il a dû fuir par le tuyau d’évacuation et a fini couvert de merde…
7
Une idée revient avec insistance dans les interviews de Philippe Boesmans : adapter une pièce à l’opéra, c’est la placer sur un autel. Cette métaphore a quelque chose d’ambigu : l’autel est à la fois la pierre sur laquelle on célèbre et l’on sacrifie, tout comme Strindberg met à mort son héroïne à la fin de son drame. De fait, le défoulement, la catharsis, ne sont pas étrangers à la musique de Boesmans : « Un opéra, dit-il, est basé sur l’alternance des émotions, sur un jeu de tension et de libération de tension. » On entend dans Julie cette alternance de constructions et de destructions, d’ascensions et de chutes, qui répond à l’entropie de Strindberg. La musique de Boesmans accompagne l’effondrement d’un monde ou, pour le dire autrement, elle est la musique d’un monde qui n’en finit pas de s’effondrer.
8
Durant les répétitions musicales, le chef d’orchestre Emilio Pomarico a attiré notre attention sur les nombreuses références et citations que Philippe Boesmans fait à l’opéra du passé. Les Noces de Figaro – dont “Se vuol ballare…” est sifflé par Jean à la scène 7 – Le Chevalier à la Rose, que Strauss concevait lui-même comme un hommage aux Noces… Le compositeur tisse ainsi un réseau intertextuel et intermusical d’une inquiétante étrangeté : les personnages de Julie semblent vivre dans un monde ancien, un monde révolu. Sans doute était-ce déjà le cas chez Mozart et Strauss : les chassés-croisés amoureux du château d’Almaviva devaient être balayés par la Révolution française quand l’Europe du monde d’hier que peignait Strauss était destinée à s’abîmer dans deux guerres mondiales. Mais là où Mozart et Strauss prolongeaient – une dernière fois – l’illusion, la cruauté de Julie consiste à révéler à ses protagonistes la vérité nue : de fait, s’il est une révélation qui apparaît à Julie, à Jean et à Kristin en cette nuit de Saint-Jean, c’est bien la vanité de leur propre existence.
9
Lisa Mostin dit que son personnage de Kristin lui rappelle Susanna, mais Susanna qui aurait finalement été trahie par Figaro et qui l’aurait elle-même trompé en couchant avec le boucher. Les fragiles apparences que Beaumarchais et Mozart s’attachaient encore à maintenir ont fini par céder. Julie, Jean et Kristin s’accrochent de toutes leurs forces à cet ancien monde : c’est un monde peuplé de comtes et de comtesses, de valets rusés et de femmes de chambre compatissantes. C’est un monde où les dames s’amourachent de leurs pages, les font venir dans leurs chambres puis les cachent aux yeux de leurs maris jaloux. C’est un monde où l’on pardonne les petites tromperies et où tout finit toujours en chansons. Ils s’accrochent à ce monde jusqu’à la rupture, jusqu’à l’effondrement qui survient lors de l’orage à la scène 6.
10
Le lendemain de la déclaration de Vladimir Poutine – qui devait conduire à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe – Emilio Pomarico est arrivé en répétition en nous faisant remarquer que nous étions le 22 02 2022. Une date palindrome, comme si l’Histoire tournait en rond et rebouclait sur elle-même. Avant Julie, l’un des derniers spectacles mis en scène par Silvia Costa était Comédie / Wry smile Dry sob d’après Samuel Beckett : un trio de personnages ruminant jusque dans la mort les occasions manquées et les désirs refoulés. Beckett a une formule géniale et tragique. Il dit : « On ne part nulle part. » Ces mots, Julie pourrait les faire siens. Au fond, les personnages de Strindberg ne sont pas si différents de ceux de Beckett : ils trompent leur ennui, ils ont des rêves, ils font des projets, ils bouclent leurs préparatifs pour partir en voyage, ils tentent de fuir, ils élaborent des stratégies bancales pour échapper à leurs vies trop étroites. Ils essayent, ils essayent encore mais ça rate à chaque fois : le drame devient une tentative désespérée d’épuisement de l’espace.
11
Selon Philippe Boesmans, on entend tôt dans l’opéra le présage de la mort. J’ai demandé à Irene Roberts, qui chante le rôle-titre, comment elle composait avec ça. Voici sa réponse : « En tant qu’interprète, mon domaine est le présent. Ça peut sembler paradoxal car, en quatre-vingt-dix minutes d’opéra, Julie rêve, elle se souvient, elle se projette dans un avenir meilleur mais ne se connecte jamais au présent. Au fond, tout ce que veut Julie tient en une question : comment sortir de l’instant ? Elle désire quelque chose qu’elle n’a pas et je crois que c’est quelque chose que nous pouvons tous comprendre. Ce manque me donne une prise qui me permet de m’accrocher à elle. Jean est la seule personne au monde à qui elle a dit la vérité. Aussi, lorsqu’il lui conseille de mettre fin à ses jours, elle l’écoute parce qu’elle croit qu’il la voit telle qu’elle est. La mort lui apparaît alors comme une porte de sortie. Pour jouer Julie, je dois m’abstraire de cette pulsion. J’imagine vivre dans un songe. Je ne pense pas une seconde à la mort. »
12
La réponse d’Irene rappelle une autre idée chère à Philippe Boesmans : « Nous savons que l’issue de Julie est fatale, dit-il, mais j’aimerais qu’un spectateur non averti puisse croire le contraire. » En un sens, nous y croyons tous. Cette nuit de Saint-Jean – que l’on dit magique – nous donne à entendre ses motifs orientalistes et entêtants, qui hantent la musique de bout en bout. Elle nous suggère la possibilité d’une autre vie. Sans doute y a-t-il dans ces motifs un mélange d’ironie et de désespoir : on ne croit plus guère à cet orientalisme qui faisait encore rêver les Européens du temps de Strindberg et fit les beaux jours de l’opéra. Pour reprendre encore une fois la blague d’Enquist, il est possible qu’ici, Boesmans scrute la beauté de l’obscurité tout en sachant qu’au fond, il n’y a jamais eu de clef : ces ailleurs, ces arrière-mondes, ces folles espérances sont réservés aux fous. Le passage qui s’était ouvert dans le ciel de cette nuit d’été se referme. Lorsque l’aube paraît, en même temps qu’elle éloigne les mauvais esprits, sa lumière crue dissipe les rêves et les illusions.