République Démocratique Musicale

Journal de répétition avec la metteuse en scène Aliénor Dauchez écrit pour la revue Théâtre Public.

Music of Choices

mercredi 3 mars 2021
J’ai rendez-vous à l’accueil de l’Ircam avec Cyril Béros. Le directeur de la production m’introduit dans le labyrinthe souterrain de l’Institut de recherche et coordination acoustique musique. Ici, dans le ventre de Paris, c’est tout un univers qui s’ouvre à nous : le rêve de brique et de verre, de béton et de son, de modélisateurs et de circuits imprimés, né en 1969 dans la tête de Pierre Boulez. C’est dans l’un de ses studios que la metteuse en scène Aliénor Dauchez et le compositeur Alexandros Markeas ont rendez-vous pour un projet du festival ManiFeste-2021, qui inclut notamment le designer graphique Christoph Knoth, le dramaturge Bastian Zimmermann, le réalisateur sonore Manuel Poletti et le chercheur en informatique musicale Jérôme Nika.
Sous le titre Music of Choices, il s’agit d’un happening musical qui invite le public à interagir au moyen de son téléphone portable. Le récital s’apparente à une longue improvisation d’Alexandros Markeas, scandée par un questionnaire à choix multiple. Sans jamais s’interrompre, Alexandros modifie son interprétation en fonction des réponses et votes exprimés par le public, qu’il découvre en direct, projetés sur un rideau de scène.
En ce jour de montage technique, la scénographie provisoire comprend un piano à queue, un piano droit préparé et un piano numérique. Disposés en cercle, ces trois instruments semblent illustrer la chaîne de l’évolution musicale. Au centre, une chaise de bureau à vis permet à l’interprète de pivoter pour passer d’un piano à l’autre, un dispositif que teste actuellement Bastian Zimmermann. Une part importante de l’après-midi est passée à essayer différentes configurations, tant pour les instruments que pour l’interprète. Ces essais, rythmés par le va-et-vient des chercheurs, ingénieurs, réalisateurs, régisseurs de l’Ircam donnent lieu à quelques scènes surréalistes, comme ce moment où Alexandros fait des retours aux techniciens tout en jouant dos au piano la Sonate facile de Mozart.
Aline Morel, responsable technique de la production, nous a rejoints. Elle s’inquiète que le câble du vidéo-projecteur soit apparent, ce qui ne dérange nullement Aliénor : la metteuse en scène aime le bricolage, les dispositifs bruts et minimalistes : « Un câble qui pend, c’est déjà du théâtre. Dans mes spectacles, il n’y a pas, à proprement parler, de figures ni de personnages. La narration se déroule à un autre niveau. Dans Music of Choices, elle se joue dans le triangle formé par Alexandros, le public et l’intelligence artificielle. » Alexandros acquiesce : « Il y a une théâtralité inhérente à l’utilisation des nouvelles technologies. Ces dispositifs multimédias sont des personnages sonores à part entière, des partenaires de jeu. » Parmi ces partenaires de jeu virtuels, celui qui pique notre curiosité est assurément la console posée sur le piano droit : un système Disklavier connecté à un ordinateur capable d’analyser le son et de le convertir en notes de musique jouées automatiquement par le clavier. Il suffit qu’Aliénor teste le micro et son mécanisme se met en branle. Dans le cadre à nu, on voit les marteaux frapper les cordes et les touches s’enfoncer mécaniquement, comme si le piano était hanté : un tableau d’une inquiétante étrangeté qui est une autre façon d’interroger les relations de l’homme à la machine chères à Alexandros. Manuel Poletti fait remarquer que l’analyse du son génère parfois des erreurs. Alexandros lui répond que les erreurs sont intéressantes.

jeudi 4 mars 2021
Alexandros m’accueille en me lançant : « Alors tu reviens sur les lieux du crime. » Je me demande qui a été assassiné en regardant les cadavres de fils, de câbles, de rallonges, de multiprises, de batteries et de transformateurs qui, depuis la veille, ont recouvert presque intégralement le sol du studio. Aliénor discute avec Alexandros : elle aimerait que l’IA puisse analyser des statistiques en temps réel, comme par exemple le nombre de spectateurs portant un tee-shirt vert. Après s’être mis d’accord sur le rythme auquel les questions seront projetées, un premier filage peut commencer. On me propose de prendre part au vote. Notre électorat test compte aujourd’hui cinq votants : Aliénor, Bastian, Manuel, Jérôme et moi. Une première question s’affiche :
« Choose the piano »
a). Concert piano
b). Electric piano
c). Upright piano
Le piano numérique l’emporte à 3 contre 1 sur le piano
droit et le piano à queue. Alexandros commence à jouer.
Les questions et les votes s’enchaînent :
« Continue in »
a). Low (2)
b). High (3)
« Would you like the music to become »
a). Melodical (3)
b). Rhythmical (1)
c). Meditative (1)
« Would you like »
a). To accelerate ? (5)
b). To slow ? (0)
« Do you want the volume »
a). Softer ? (4)
b). Lower ? (1)
« Do you want the pianist to »
a). Develop this part ? (3)
b). Start a new sequence ? (2)
c). Repeat the beginning ? (0)
Au fil du récital, les questions se font plus subjectives et personnelles. Quelle est votre chanson préférée ? Cette musique vous fait-elle penser à une tempête ou au chaos ? Avez-vous déjà imaginé quitter votre pays ? Est-ce que vous préférez les rues désertes ou les forêts ? Les ruines ? Les chats ? Les jouets ? C’est à ce moment que je m’interroge sur l’expérience que nous sommes en train de vivre : constamment sollicités par le QCM, les auditeurs sont invités à devenir cocréateurs de l’œuvre qu’ils écoutent. Mais cette œuvre faite de négociations permanentes et de compromis constants n’a-t-elle pas quelque chose d’inhumain, de chimérique, de monstrueux ? En outre, l’interaction a pour effet paradoxal de réduire la liberté du spectateur, ce qui n’échappe pas à notre public test, puisqu’à la question :
« What about me ? »
a). I feel independant.
b). You want to control me.
La seconde proposition l’emporte par 4 voix contre 1.
Le dispositif scénique oblige Alexandros à se retourner constamment pour voir les questions et les réponses. Après le filage, Manuel note que ces mouvements brouillons et approximatifs apportent un contrepoint humain dans l’univers froid et impersonnel réglé par l’intelligence artificielle. En plus des erreurs, des fausses notes qu’évoquait Alexandros la veille, le théâtre naît et se nourrit de ces ratures. Aliénor trouve qu’avec son masque FFP2, Alexandros ressemble à un oiseau.
Music of Choices n’est pas le premier spectacle d’Aliénor Dauchez à mettre en scène la démocratie directe : elle l’avait déjà fait en 2016 avec Votre Faust, d’Henri Pousseur et Michel Butor, une œuvre historique du théâtre musical. Flanqué du sous-titre désinvolte de Fantaisie variable genre opéra, Votre Faust est l’un de ces ovnis qu’a toujours affectionnés le genre. Son livret conte l’histoire du jeune compositeur Henri (alter ego de Pousseur) qui se voit passer commande d’une nouvelle version de Faust. Mais composer un opéra, n’est-ce pas vendre son âme au diable ? Telle est la question posée au public qui votera pour décider de son destin. Créé à la Piccola Scala de Milan, Votre Faust faisait en 1969 un pied de nez à l’opéra, genre duquel le théâtre musical naissant entendait se distinguer.

Un renversement von Don Giovanni

mardi 4 mai 2021
L’opéra est justement au cœur d’un autre projet d’Aliénor Dauchez : une libre adaptation du Don Giovanni de Mozart qu’elle répète dans une salle mise à disposition par Le Bateau Feu, la scène nationale de Dunkerque. Pour l’occasion, elle s’est entourée d’artistes venus d’horizons divers : la soprano Michiko Takahashi, le claveciniste Johannes Keller, spécialiste de la musique microtonale, le comédien chanteur Thorbjörn Björnsson, la flûtiste Anna Fusek, la musicienne électronique Marta Zapparoli. Pour Aliénor, le choix des artistes décide de la forme : « Ce sont les premières questions que je me pose quand j’envisage un projet : combien d’interprètes ? Quels types de musiciens et de comédiens ? Quelles sont leurs compétences et comment les combiner ? » La journée commence par un échauffement au plateau qui réunit acteurs et musiciens : « Le point de départ de mes projets, c’est que je demande aux musiciens d’être acteurs. »
À l’image du titre, Un renversement von Don Giovanni, construit comme un joyeux carambolage de français et d’allemand, les interprètes parlent en anglais, allemand, italien… Cinq nationalités sont représentées au sein de l’équipe artistique : français, suisse, tchèque, islandais, japonais. Ce plurilinguisme est peut-être ce qui rappelle le plus l’ambiance d’une répétition d’opéra. Tous se réunissent en cercle autour d’un paper board sur lequel Aliénor a détaillé les relations entre les différents personnages de l’opéra de Mozart. L’une des caractéristiques de Don Giovanni est que Leporello, Donna Anna, Donna Elvira… se définissent tous par leur rapport au personnage éponyme : ils existent pour lui en même temps qu’ils tentent de se débattre dans le filet de leurs contradictions. Aliénor définit le cadre d’une première improvisation : « Nous sommes un groupe de personnes qui observons Don Giovanni et qui essayons de comprendre ce qu’il est. Nous l’observons et, peu à peu, notre regard devient créateur. »
Je songe à Votre Faust. Au fond, la répétition à laquelle j’assiste ce matin pourrait s’intituler : Votre Don Giovanni. Que peut-on s’approprier de ce monument culturel dont Wagner disait qu’il était l’opéra des opéras ? Que peut-on encore dire de cette œuvre, que peut-on cultiver sur cette terre déjà labourée par un nombre incalculable de metteurs en scène au rang desquels Peter Sellars, Peter Brook, Michael Haneke, Claus Guth, Dmitri Tcherniakov, Jean-François Sivadier, Krzysztof Warlikowski, Ivo van Hove, Marie-Ève Signeyrole, Romeo Castellucci, pour ne considérer que ces trente dernières années ?
Aliénor tend un papier à Michiko qui lit : « Il était une fois un bel homme qui s’appelait Don Giovanni et qui séduisait un nombre incalculable de femmes. » L’improvisation commence. À l’aide de bandes magnétiques, Marta joue à déformer l’ouverture de Mozart jusqu’à la rendre méconnaissable. On enchaîne sur l’air du catalogue, cet air nerveux qui iconise Don Giovanni comme le séducteur aux mille et trois conquêtes… Ce matin, le rôle du catalogue est joué par un paquet de filtres à café que tient Thorbjörn. En toile de fond, un carton posé au sol sur lequel Aliénor projette la version cinématographique de Don Giovanni par Joseph Losey : une version d’un classicisme affecté qui contraste avec l’énergie électrique de la répétition et les propositions tous azimut des interprètes. Les chanteurs miment les gestes grandiloquents du film de Losey : comme si ce classicisme injecté à petites doses et digéré par le plateau devait servir de vaccin contre les conventions du genre opératique.
Aliénor a décidé de pimenter l’improvisation : « Vous êtes une troupe d’acteurs qui montez une version soft porn de Don Giovanni. Votre but est de combiner les subventions allouées à la musique classique et le nombre de vues d’un porno sur YouTube. En clair, vous montez Don Giovanni pour le fric. » Elle sort un nouveau papier et lit : « Dans les plus vastes partouzes auxquelles j’ai participé, dans les années qui ont suivi, il pouvait se trouver jusqu’à cent cinquante personnes environ (toutes ne baisant pas, certaines venues là seulement pour voir), parmi lesquelles on peut en compter environ un quart ou un cinquième dont je prenais le sexe selon toutes les modalités : dans les mains, par la bouche, par le con ou par le cul. » Cette longue phrase est extraite de La Vie sexuelle de Catherine M. Les mots crus de Catherine Millet viennent violemment percuter les images du film de Losey qui joue toujours en arrière-plan.
Le thème de l’improvisation — faire de l’argent en montant Don Giovanni version soft porn — n’est pas sans rappeler l’ironie noire de Pousseur et Butor. Il vient briser un tabou : l’opéra a ceci de particulier qu’on y parle rarement d’argent alors même qu’il s’agit d’un art où les choix de programmation et de distribution sont souvent dictés par des intérêts financiers : « J’aime réinscrire les œuvres en contexte. En tant que metteuse en scène, la moitié de mon temps est employé à chercher des subventions… Et je suis convaincue que Mozart lui-même a choisi Don Giovanni pour des raisons commerciales : parce que c’était un sujet que tout le monde connaissait. Il savait que ce mythe qui sentait le soufre lui assurait le succès. »

mercredi 5 mai 2021
Quand je reviens le lendemain, Michiko, Thorbjörn et Marta répètent Là ci darem la mano (le duo lors duquel Don Giovanni séduit la paysanne Zerlina) dans une version susurrée, si fragile que je n’ose faire le moindre geste de peur de l’interrompre. Aujourd’hui, Aliénor voudrait essayer l’entrée du Commandeur, au début de l’opéra. La question est de savoir comment répartir les rôles. Elle m’explique que les arrangements musicaux se font au plateau. Chaque jour procède de cette méthode très libre, presque utopique : « Nous ouvrons la partition, choisissons une scène et décidons ensemble qui joue quoi. » Finalement, Thorbjörn jouera Don Giovanni et Anna, le Commandeur. En guise d’épée, Anna s’armera d’un plumeau qu’elle appelle stick (en anglais), mais changera en cours d’impro pour se battre directement avec sa flûte. Marta accompagne la scène au synthétiseur Moog, jouant sur un simple signal brut qu’elle joue à faire varier. Aliénor pense qu’au début de l’opéra on peut se permettre d’être assez narratif. À nouveau, les interprètes se sont tous rassemblés en cercle, et je remarque que cette forme géométrique est récurrente. Le cercle met tout le monde à égalité. Il est la forme que l’on adopte naturellement pour dialoguer. À l’opéra, la forme serait plutôt la ligne : ligne des solistes qui s’avancent pour chanter à l’avant-scène, ligne sur laquelle s’échelonnent les saluts par ordre d’importance…
À la pause déjeuner, Aliénor m’explique que, pour ce projet, elle est partie de deux intuitions. La première était qu’il fallait réduire l’opéra de Mozart — ce qui choque certains chefs mais paraît naturel dans la mesure où Mozart lui-même n’hésitait pas à couper ses propres œuvres. La seconde était qu’il fallait inverser les rôles — que les femmes chantent les rôles masculins et vice versa. Mais au fil des discussions avec Johannes, elle s’est laissée convaincre qu’il était plus intéressant de mélanger les rôles plutôt que de les inverser, afin d’avoir une réflexion sur les genres plus fluide que celle qu’imposait le livret. Je lui demande pourquoi avoir choisi de monter (ou démonter) Don Giovanni : « Il me semble qu’à l’origine il y a un manque que j’ai éprouvé : le constat qu’à l’opéra, les metteuses en scène sont minoritaires et qu’on leur confie rarement Don Giovanni. Le constat, également, que les metteurs en scène qui s’emparent de cet opéra questionnent insuffisamment ce personnage, comme si faire entendre Mozart nous exemptait de prendre parti. » Elle évoque un roman d’Elfriede Jelinek, Lust, qui fit scandale en son temps. La romancière autrichienne y décrit un chef d’entreprise qui viole son épouse chaque soir en rentrant du travail. Les scènes de viol ont lieu sur les Suites pour violoncelle de Bach : « Comme si la beauté de la musique avait le pouvoir de racheter nos actes. »

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