Stabat Mater
Entretien réalisé pour Stabat Mater aux Bouffes du Nord.

Le point de départ du projet Stabat Mater, initié par Les Bouffes du Nord, est l’œuvre de Scarlatti, réécrite dans une version inédite pour dix chanteur·ses-instrumentistes. Simon-Pierre, qu’est-ce qui t’a attiré dans cette musique ?
Simon-Pierre Bestion : D’abord sa polyphonie. C’est une œuvre chorale, collective, quand bien des ouvrages baroques mettent en avant des solistes. Maëlle m’avait dit qu’elle aimait raconter des communautés au plateau, et c’est effectivement ce qui transparaissait des spectacles que j’avais vus d’elle. Je dirais aussi que la musique de Scarlatti est picturale. Partant de cette scène de la Vierge au pied de la croix, l’ouvrage tend vers une certaine abstraction qui permet le surgissement de visions plastiques fortes.
Maëlle Dequiedt : C’est aussi ce que j’ai ressenti à l’écoute de l’œuvre. Le Stabat Mater n’est pas un récit. C’est un instantané, un temps suspendu. Aussi voulais-je partir de la musique, m’en écarter, y revenir, la laisser générer des gestes, des images, des paroles, des fictions éphémères qu’on laisserait vivre un temps puis mourir…
Le spectacle est construit comme une suite de tableaux, de performances pour lesquelles tu as parfois travaillé à partir de propositions des interprètes…
Maëlle Dequiedt : Pour trouver notre liberté dans l’œuvre, j’ai demandé aux comédien·nes d’improviser à partir de matériaux personnels. C’était une manière pour nous de nous “accrocher” à l’œuvre, de nouer avec elle des liens étroits et secrets. Je crois que la musique du Stabat Mater, ce qu’elle charrie, nous secoue profondément : comme une onde qui se propagerait à travers le temps et qui viendrait déterrer des vestiges enfouis de nos vies, de nos rapports intimes, de nos histoires familiales…
La plupart du temps, les musicien·nes sont présent·es au plateau avec les comédien·nes. On dirait que les rituels qui se développent sont hantés par des formes telles que le concert ou le récital…
Maëlle Dequiedt : Le point de départ du spectacle, c’est l’exécution de l’oeuvre dans l’adaptation qu’en a réalisée Simon-Pierre. C’est comme un contrat passé avec le public : 4 comédien·nes et 10 musicien·nes se présentent devant vous et vont performer le Stabat Mater de Scarlatti.
Comment Stabat Mater se situe-t-il dans la vie de Scarlatti ?
Simon-Pierre Bestion : Domenico Scarlatti est passé à la postérité pour avoir composé 555 sonates pour clavecin d’une invention formelle extraordinaire, qui font de lui le précurseur de Haydn, Mozart et Beethoven. Si l’on fait exception de ces sonates, on a retrouvé assez peu de ses manuscrits. Son œuvre demeure confidentielle. Il a longtemps vécu dans l’ombre de son père – Alessandro Scarlatti – avec lequel il semble avoir entretenu une relation ambiguë : il s’est formé auprès de ce père qui croyait en son talent et l’accompagnait dans ses tournées, tout en paraissant inhibé par l’imposante stature de ce prolifique compositeur d’opéra et de musique sacrée.
Dans quel contexte l’œuvre a-t-elle été créée ?
Simon-Pierre Bestion : De 1714 à 1719, Scarlatti occupait l’emploi de maître de chapelle à la Capella Giulia à Rome et il est probable que le Stabat Mater soit une commande du Vatican pour la basilique Saint-Pierre. Dans le paysage musical italien, Rome a toujours été une ville à part, du fait de la présence des papes : à l’époque de Scarlatti, la musique sacrée semble y être placée sous une chape de plomb esthétique, dont la figure emblématique est la musique de Palestrina, l’illustre compositeur de la Contre-Réforme.
En quoi consistait cette “chape de plomb esthétique” ?
Simon-Pierre Bestion : Des lignes épurées au service de l’intelligibilité du texte sacré, une polyphonie savante mais qui engage peu l’émotion.
Maëlle évoquait la théâtralité “intérieure” de cette œuvre qui n’était pas destinée à être représentée. Irais-tu jusqu’à parler de théâtralité “interdite” ?
Simon-Pierre Bestion : Oui, dans la mesure où le pape Clément XI, qui régnait alors, était connu pour détester le théâtre et les spectacles scéniques. En 1703, suite à un tremblement de terre en Italie, il avait fait fermer les théâtres, prétextant rendre grâce à la Vierge pour avoir épargné Rome…
Comment se situe Scarlatti face à cette influence politique et esthétique de l’Église ?
Simon-Pierre Bestion : Je dirais que le Stabat Mater est plutôt “désobéissant” : il y a un rapport direct à l’émotion et à la sensualité. La polyphonie détourne et déborde le cadre, ses injonctions et ses assignations. Les voix percent de toute part le voile mortifère. C’est une musique qui s’ancre profondément dans la terre, elle est pleine de désir, elle appelle le corps.
Partant de l’œuvre, comment s’est construit le spectacle ?
Maëlle Dequiedt : L’œuvre est comme une pierre que nous arracherions au sol et qui grossirait au fur et à mesure que le sable se retire, découvrant avec elle tout un pan de notre histoire – de nos histoires. Le Stabat Mater est un fragment de culture face auquel nous nous situons aujourd’hui, comme un visiteur qui, dans un musée, chercherait la bonne distance pour regarder un tableau.
C’est-à-dire ?
Maëlle Dequiedt : Les œuvres existent à travers notre regard qui les modifie. La musique de Scarlatti porte en elle la scène de cette mère qui se tient debout face à son fils, qui se dresse envers et contre tout. Elle porte bien sûr le contexte de sa composition, à Rome au début du XVIIIe siècle. Mais elle porte également les trois siècles qui s’étendent de sa création à nos jours… Le spectacle est comme une fresque à travers les époques, comme un voyage à travers le temps et l’espace. Il est composé de ces strates que l’on creuse, de ces calques que l’on enlève. Ce que l’on découvre, à la fin, c’est nous-même.
Ce mouvement de l’Histoire vers la subjectivité rappelle le poème de Jacopone da Todi sur lequel est composé le Stabat Mater : ce texte qui part de l’observation de la Vierge et s’achève par une forme d’introspection du poète…
Maëlle Dequiedt : Le mouvement de ce poème qui passe du “Elle” au “Je” et qui traverse l’Enfer et le Paradis nous a inspirés, même si nous avons pris le parti de ne jamais l’illustrer. Il contient une forme de poésie brute qui laisse surgir des images fulgurantes : le sang, le feu, le fouet, la blessure, l’âme transpercée par un glaive… Jacopone da Todi, qui a vécu au XIIIe siècle, est témoin d’un monde en crise, hanté par la famine, la peste, la guerre… Il parle à notre époque.
Des commentateurs ultérieurs lui reprocheront d’ailleurs d’avoir projeté un peu trop de lui-même dans sa relation à la Vierge…
Maëlle Dequiedt : Il a écrit ce poème après la mort prématurée de son épouse survenue dans un accident lors d’une fête… On dirait qu’à travers cette femme qu’il observe de loin, il cherche à atteindre celle qu’il a perdue.
L’adaptation musicale réalisée par Simon-Pierre s’est écrite en partie au plateau, pendant les différentes sessions de répétitions. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
Simon-Pierre Bestion : Je pense qu’au cours de notre processus de travail,
le plateau nous a permis de libérer des énergies contenues dans Stabat Mater
à l’état latent. La musique de Scarlatti est traversée par bien d’autres choses que cette description de la Vierge au pied de la croix : elle est riche de toutes les expériences qu’il a traversées. Il est originaire de Naples, ville cosmopolite, électrique, au confluent des cultures… Je crois que l’on entend aussi dans la musique d’un compositeur toutes les vies qu’il n’a pas vécues.
Dans le spectacle, ce Stabat Mater apparaît décapé de sa fonction religieuse. Diriez-vous que vous l’avez désacralisé ?
Maëlle Dequiedt : Je ne crois pas que le sacré soit réservé à la religion. Il y a du sacré dans le théâtre car l’image qui est représentée sur scène, sous nos yeux, n’est jamais tout à fait ce qu’elle prétend être.
Simon-Pierre Bestion : Ce qui est sûr, c’est que nous avons souhaité adapter l’œuvre de manière libre, païenne, sans la “terreur sacrée” que certain·es associent à toute démarche d’interprétation dès lors qu’il s’agit d’œuvres de répertoire…