Robert Wilson au travail

Portrait du metteur en scène Robert Wilson rédigé à l’occasion de L’incoronazione di Poppea au Palais Garnier.


Ne demandez jamais à un metteur en scène d’expliquer sa mise en scène. Ce principe, que l’on devrait enseigner à tout apprenti-dramaturge dans les écoles de théâtre, se vérifie plus que jamais avec Robert Wilson, tant ce dernier répugne à commenter son geste créateur. Qui part en quête d’explications, de ce métadiscours que développent les metteurs en scène soucieux de la réception de leurs spectacles, ne récoltera qu’une poignée de phrases lapidaires, comme quand on l’interroge sur son choix de monter la trilogie Monteverdi – L’Orfeo, Il ritorno d’Ulisse in patria et L’incoronazione di Poppea – des œuvres éparses dans la carrière du compositeur : “Ces œuvres sont à la fois similaires et différentes. Comme si elles se complétaient sur une ligne droite.” Ce recours à la métaphore géométrique – la ligne droite – que le metteur en scène nous présente pour toute réponse, est significatif : dans le théâtre de Wilson, toute tentative d’exégèse se heurte à la forme, butte sur une esthétique visuelle si forte qu’elle ne saurait s’assujettir à un discours, s’enferrer dans une analyse. Essayer de l’expliquer, c’est tourner autour d’une lumière à laquelle on risque de se brûler.

Cette économie du langage, Wilson ne la réserve pas seulement à la critique. À ses collaborateurs artistiques, aux interprètes auxquels il lui arrive de rendre visite en coulisse avant une représentation, au public venu assister aux nombreuses conférences qu’il donne à travers le monde, il refuse toute clef qui pourrait engager une quelconque lecture explicative de son travail. “Le pourquoi n’est pas son propos”, confirme Annick Lavallée-Benny, sa collaboratrice à la scénographie. Avec eux, il préfère partager un souvenir d’enfance, l’expérience d’un événement historique traumatisant (le 11 septembre) ou encore l’évocation de l’une des nombreuses personnalités artistiques qu’il a côtoyées au cours de sa carrière : non élucider le sens mais transmettre une émotion, une énergie.

D’où vient l’inspiration ? Difficile à dire : la tentative d’explication se clôt sur elle-même, comme pour suggérer que la forme renvoie à la forme et à rien d’autre.

Été 2012, Watermill Center. Dans cette ancienne usine désaffectée du New Jersey rachetée en 1996 par Wilson pour en faire le laboratoire de ses créations, le metteur en scène s’attelle à ce qui sera le dernier volet de la “trilogie Monteverdi” – L’incoronazione di Poppea. Il est entouré d’artistes – acteurs, metteurs en scène, chorégraphes, écrivains, plasticiens, architectes – venus de toutes les régions du monde pour participer cette Summer Session. Après une introduction générale de la dramaturge, destinée à les plonger dans le contexte de l’œuvre, les participants passent sous un vaste chapiteau équipé pour la danse. Là, sur la musique de Monteverdi, Robert Wilson réalise des sketches : des croquis crayonnés indiquant l’univers visuel dans lequel il imagine le spectacle, ou des mouvements qu’il improvise pour saisir les contours de chaque personnage. On apporte quelques éléments de décor fictifs : des planches de bois auxquelles on ajoute de vraies branches pour simuler des arbres. Les mouvements sont ensuite appris par chacun des participants qui se voient attribuer un rôle. A la fin de la première journée, on a ébauché la première scène. Le lendemain suivant, on file cette première scène, procédant si nécessaire à des ajustements, avant d’aborder la scène suivante. Ainsi se construit le spectacle, jour après jour. Ce workshop aboutit au project book, ce célèbre livre de croquis tracés à grands traits, souvent au charbon – qui contient en germe tout le spectacle à venir. Dans le processus de création wilsonien, cette première étape porte un nom : Stage A.

L’inspiration visuelle est puisée dans une large base d’images, plusieurs centaines qui, au cours du séjour, passent entre les mains des participants – des peintures de David aux œuvres de l’architecte japonais Tadao Andō : des images souvent sans connexion apparente avec l’œuvre de Monteverdi, mais qui font sens dans l’univers de Wilson. Pour cette trilogie Monteverdi, les scénographies qu’a conçues Wilson présentent la particularité d’être un peu plus référenciées que pour ses productions antérieures vues sur la scène de l’Opéra – Pelléas et Mélisande (1997), La Femme sans ombre (2002)… : quelques arbres, des éléments architecturaux qui renvoient au contexte culturel de l’œuvre – un jardin, une cour intérieure, un péristyle ou encore un impressionnant chapiteau de colonnes corinthiennes… D’où vient cette inspiration ? Difficile à dire : “Les arbres aident à voir les bâtiments et les bâtiments aident à voir les arbres.” Ici encore, la tentative d’explication se clôt sur elle-même, comme pour suggérer que la forme renvoie à la forme et à rien d’autre. Sur le storyboard de “Poppea”, l’enchaînement des tableaux montre une alternance d’espaces ouverts et fermés, directement inspirée par la dynamique de l’œuvre. “L’ensemble des tableaux scéniques varie sans cesse entre de vastes ouvertures au lointain et des espaces clos et réduits, selon qu’il s’agit d’espaces publics ou privés”, explique la dramaturge Ellen Hammer.

Mars 2013, Palais Garnier. Stage B. Assis sur la chaise qu’il a fait ajouter entre les rangées de fauteuils en velours rouge, pour être exactement au centre de la salle, Robert Wilson s’emploie à faire défiler les décors, scène par scène : l’occasion de projeter la scénographie du spectacle dans les volumes du théâtre où il sera donné. Silence absolu. Concentration sans faille. Le metteur en scène demeurera immobile de 9 heures à 17 heures, ne franchissant la distance qui sépare la salle de la scène qu’au terme de la répétition, pour choisir quelques matières parmi des échantillons que lui propose son assistante à la scénographie. Une fois chaque décor installé, il règle longuement les gestes avec les figurants, la position des corps dans l’espace, comme un peintre qui composerait son tableau. Cette attention portée à l’espace, cette minutie avec laquelle il règle les lumières lui valent parfois le titre de visual artist.

Dans quelques jours débutera la Stage C – dernière phase de la création – les répétitions avec les chanteurs auxquels il sera temps de transmettre les mouvements. Avec ce rapport radical à l’espace, le geste est l’un des éléments caractéristiques de la grammaire wilsonienne, cette grammaire révolutionnaire qui s’est muée au fil des années en une esthétique reconnaissable entre mille. Mais plus de quarante ans après Le Regard du sourd – le spectacle qui l’a en 1971 révélé en France – après le choc d’Einstein on the beach créé en 1976 au Festival d’Avignon pour autant qu’elle soit immédiatement identifiable, cette esthétique immédiatement identifiable n’en conserve pas moins toute sa force : dans notre monde perpétuellement en quête de vitesse, la lenteur des spectacles de Wilson est plus que jamais scandaleuse.

Une des clefs de cette lenteur nous est peut-être donnée par la fascination de Wilson pour les travaux du psychologue Daniel Stern qui, en passant au ralenti des vidéos de mères embrassant leurs nourrissons, croit entrevoir sous l’apparente expression de l’amour les signes d’une haine latente.

Pour cet amoureux de la danse, qui a suivi les cours d’Alwin Nikolais, admirateur de George Balanchine et de Merce Cunningham, qui a travaillé de façon privilégiée avec Jerome Robbins et Lucinda Childs, ce geste est d’abord chorégraphique. La danse, surtout celle qui, après Balanchine, rompt avec la pantomime et se libère de la narration, permet de dessiner des gestes pleins. On a également souvent vu dans ce geste une inspiration orientale. De fait, Wilson s’est passionné pour le Japon, le dans lequel il a pensé voir un idéal esthétique, et en 1993, sa mise en scène de Madame Butterfly à l’Opéra Bastille s’imposait comme une évidence. Une des clefs de cette lenteur nous est peut-être donnée par la fascination de Wilson pour les travaux du psychologue Daniel Stern qui, en passant au ralenti des vidéos de mères embrassant leurs nourrissons, croit entrevoir sous l’apparente expression de l’amour les signes d’une haine latente : la lenteur révélatrice d’intentions invisibles dans le geste…

À l’opéra, le metteur en scène ne dispose pas de la même liberté qu’au théâtre pour jouer sur le rythme, sauf à maîtriser l’écriture du spectacle comme ce fut le cas avec Einstein on the beach, créé avec le compositeur Philippe Glass en 1976 au Festival d’Avignon et considéré comme l’une des œuvres majeures du XXe siècle. Une contrainte que doit d’autant plus ressentir Wilson, entré de plein dans l’ère du théâtre postdramatique, qui a pris l’habitude de tisser lui-même le matériau de ses spectacles en procédant par collages, n’hésitant pas à mêler à des textes d’auteurs ses propres productions – comme c’est le cas dans The CIVIL wars (1984 avec Heiner Müller). La musique impose son rythme. Pourtant, dans ce spectacle total, la radicalité du geste wilsonien, qui arrache l’œuvre à tout naturalisme, se révèle plus que jamais salutaire. En refusant toute redondance, de redoubler un sens qui réside déjà dans les mots et dans la partition, il ouvre au spectateur un champ de disponibilité immense, dans lequel il peut recevoir la musique d’une façon inouïe : un espace de liberté que nous n’avons pas fini d’explorer.

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