Traverser le désert
Portrait de Romeo Castellucci en répétition à l’occasion de Moses und Aron à l’Opéra Bastille.
“Ô verbe, verbe, toi qui me manques !” Ces paroles prononcées par Moses, impuissant à convaincre le peuple d’Israël, pourraient aussi bien être comprises comme la métaphore de tout travail de mise en scène : pour réaliser un spectacle, le metteur en scène dispose de ces moyens d’expression purement théâtraux que sont le geste, l’espace ou le silence… Mais pas de la parole. Il doit renoncer à ses propres mots pour utiliser les mots d’un autre : des mots qui ont parfois été écrits des siècles avant lui.
Cela fait cinq semaines qu’ont commencé les répétitions de Moses und Aron, œuvre monumentale dont la programmation sur la scène de Bastille constitue l’un des événements de ce début de saison. Cinq semaines que Romeo Castellucci, les solistes, l’Orchestre et les Chœurs – dirigés respectivement par Philippe Jordan et José Luis Basso – toutes les équipes de l’Opéra ont entrepris ce voyage artistique qui les rapproche peu à peu de la Première. Cinq semaines que le metteur en scène s’attache patiemment à tisser son spectacle, de répétitions en dialogues et de dialogues en répétitions. La photographe Elena Bauer a capté l’atmosphère de ces séances et mis en images les réflexions de Romeo Castellucci.
Inspiré de L’Exode et du Livre des Nombres, l’opéra de Schönberg raconte la vocation de Moses, qui se voit confier par le Buisson ardent la mission de libérer le peuple d’Israël. Mais le prophète se révélant incapable de communiquer, son frère Aron devient sa voix. Au cœur de l’œuvre, l’opposition des deux frères : Moses sait comprendre la pensée divine mais ne peut l’exprimer ni la transmettre, Aron maîtrise l’art oratoire mais falsifie l’idée dès lors qu’il la formule. C’est le conflit entre l’esprit et la matière, l’idée et sa représentation, la pensée et le verbe…
Je voulais éviter de me laisser piéger par une scénographie. J’ai imaginé quelque chose qui n’existe pas, un non-lieu qui suivrait le mouvement de Moses pour lequel la pensée prévaut sur toute chose.
Romeo Castellucci
Le peuple est le troisième personnage du drame : le peuple d’Israël, peuple déraciné qui figure la communauté humaine. De fait, l’opéra met en jeu un nombre exceptionnel de choristes – 88 – qui jouent tout au long de l’ouvrage un rôle dramaturgique de premier plan. Mettre en scène ces 88 artistes des Chœurs est assurément l’un des défis de cette production. En répétition, Romeo Castellucci explore les effets de nombre que permet ce chœur pléthorique : il lui donne tantôt la forme géométrique d’un carré qui avance en rangs serrés, tantôt celle d’une aiguille qui parcourt le cadran du temps. Dans le deuxième acte, lorsque Moses a disparu et que la révolte gronde, le metteur en scène joue des effets inquiétants qu’il obtient en plaçant cette foule au bord de la scène, comme une réserve d’eau retenue par un barrage, qui finit par céder, laissant déferler dans l’espace un torrent violent.
“Je suis comme dans l’atelier d’un sculpteur. Je dois travailler cette matière pour réussir à trouver une forme qui change continuellement, à l’image de ce peuple qui se métamorphose à l’infini.” En cela, Romeo Castellucci se rapprocherait plutôt de Aron : celui qui façonne le peuple. Mais il est aussi Moses : en répétition, il écoute plus qu’il ne parle. Et les équipes de l’Opéra ont remarqué sa singulière façon de travailler : partir d’une idée – souvent une image – pour la confronter à sa réalisation scénique. Mais toujours, au final, revenir à l’idée.
“Je voulais surtout éviter de me laisser piéger par une scénographie. J’ai donc imaginé quelque chose qui n’existe pas, un non-lieu qui suivrait le mouvement de Moses pour lequel la pensée prévaut sur toute chose. Au premier acte, l’espace n’existe pas : le désert a envahi notre conception même du décor. Puis, quand Moses se rend sur la montagne pour recevoir les tables de la Loi, il se passe quelque chose : le monde jusqu’alors plongé dans son esprit devient réel. Or, c’est un scandale pour Moses qui voit dans ce réel la corruption de l’idée de Dieu : pour lui, le corps même est une tache. Le deuxième acte s’apparente donc à la ruine de la pureté du premier.”
Le désert que doit traverser le peuple d’Israël est avant tout un désert du langage : « Le langage d’un peuple est comme un abri, une maison commune. Lorsque l’on cesse de pouvoir communiquer les uns avec les autres, lorsqu’un gouffre se creuse entre les êtres, alors le langage devient un désert.”
“C’est une œuvre qui interroge la nécessité de l’image, la nécessité d’abandonner l’image, de dépasser l’image.” Schönberg n’a jamais écrit la musique du troisième acte : Moses und Aron demeure inachevé, amputé de sa fin qui devait relater, avec la mort d’Aron, le triomphe de l’idée sur sa falsification. Mais pour Romeo Castelluci, il ne s’agit pas d’un hasard. Le metteur en scène y voit un acte manqué, plutôt qu’un acte manquant, qui fait culminer la question de l’irreprésentable posée tout au long de l’œuvre : “C’est du haut de ce troisième acte qu’il faut regarder tout l’opéra.”