Sacrifice : nom féminin

Propos de Michèle Perrot recueillis à l’occasion de Alceste au Palais Garnier. Lauréate du prix Simone de Beauvoir, Michelle Perrot a codirigé avec Georges Duby une Histoire des femmes en Occident qui constitue un apport capital au domaine des sciences humaines. Nous lui avons demandé de se pencher sur le sacrifice d’Alceste autour duquel se nouent le mythe, la pièce d’Euripide et la tragédie lyrique de Gluck.


Retournons à la source grecque. Apollon a offert la vie éternelle à Admète, mais ce cadeau s’est révélé empoisonné : à chaque fois que vient l’heure de sa mort, le souverain doit trouver quelqu’un qui accepte de se sacrifier à sa place. Lorsque commence la tragédie d’Euripide, Admète a mis à l’épreuve ses amis, son père et sa mère, mais seule son épouse Alceste a accepté de mourir pour lui.

Ce qui me frappe d’abord, c’est qu’Admète accepte ce sacrifice. Bien entendu, on ne saurait traiter les mythes comme des scènes de ménage. Ils n’en expriment pas moins une forme de hiérarchie des sexes qu’il est légitime d’interroger. Alceste n’existe pas pour elle-même mais d’abord pour son époux. Dans l’antiquité, les femmes sont considérées comme d’éternelles mineures. Au cours de leur vie, elles passent du tutorat de leur père à celui de leur mari. Lorsqu’elles enfantent, elles sont alors mères avant d’être femmes. Ne s’appartenant pas jusque dans leur corps, comment pourraient-elles s’appartenir dans la mort ?

Euripide, encore. Lorsqu’Alceste remonte des Enfers, guidée par Héraclès, elle porte un voile. Pourquoi ce voile ? Il faut rappeler que chez les Grecs, l’homme prend possession de son épouse en la regardant dans les yeux : c’est une façon pour lui d’affirmer sa position de tuteur. Ce voile-écran qui empêche Admète de plonger son regard dans celui d’Alceste signifie qu’elle ne lui appartient plus.

Au fil de l’Histoire, il est fréquent de croiser cette femme de qui vit dans l’ombre du Grand Homme.

Michèle Perrot

Euripide, toujours. Pendant la conversation qui s’ensuit entre Héraclès, incitant Admète à la recevoir, et Admète, refusant celle qu’il ne reconnaît pas, Alceste demeure silencieuse : “Il ne t’est pas permis de l’entendre avant qu’elle ait été purifiée des dieux souterrains…” Elle n’a littéralement pas voix au chapitre, cependant que son destin se joue dans le dialogue des hommes. La situation est infiniment plus contrastée chez Gluck. Alceste y prend seule la décision de se sacrifier : morale plus insidieuse, diront certains, puisque l’épouse y a complètement intériorisé son rôle sacrificiel… Mais force est de constater qu’ici, ce choix fait scandale. Lorsqu’Admète l’apprend, il est si bouleversé qu’il n’hésite pas à la suivre jusqu’aux Enfers pour l’empêcher de commettre l’irréparable : aucune nécessité, aucune loi naturelle ne sauraient rompre le lien qui unit les amants. Ce qui était une question politique chez les Grecs devient chez Gluck intime et sentimental.

Comment résonne le sacrifice d’Alceste aujourd’hui que les rois ne gouvernent plus le monde ? Lorsqu’on demande à un politique, à un haut-cadre, à un artiste de renom, comment il concilie sa vie privée avec sa carrière spectaculaire, il évoque souvent le concours d’une épouse exceptionnelle, qui a su mettre entre parenthèses sa vie au profit de la réussite de son mari. Au fil de l’Histoire, il est fréquent de croiser cette femme de – femme-secrétaire, femme-auxiliaire, femme-sacrifiée – qui vit à l’ombre de la gloire du Grand Homme : elle prend des notes cependant qu’il parle doctement, écrit sa correspondance, gère sa comptabilité… Ce sont les épouses de Michelet, de Hugo, c’est la soeur de Renan… Plus un homme s’élève, plus on exige de son épouse qu’elle lui soit dévouée. Après tout, n’est-ce pas une chance pour elle ? Ne vit-elle pas grâce à lui une vie intense par procuration ? “Ô généreux effort d’une vertu parfaite ! Alceste meurt pour son époux !” Malheur à celle qui se dérobe à la règle ! Il est encore long le chemin pour sortir du monde souterrain…

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