De quoi Parsifal est-il le nom ?

Article écrit pour Parsifal à l’Opéra national du Rhin.


Dans un essai récent – Super-Héros, une histoire politique – William Blanc analyse l’explosion sans précédent du nombre de films super-héroïques qu’a connu le cinéma hollywoodien ces dernières années. Historien médiéviste, il rapproche l’importance que prennent aujourd’hui ces figures héroïques dans la culture populaire de la place qu’occupaient les chevaliers arthuriens dans la littérature médiévale. On serait tenté de filer la comparaison : l’obsession de sauver le monde traduit aujourd’hui une inquiétude quant à l’effondrement de notre société proche de l’angoisse qui traversait les mythes de la Table-Ronde, hantés par le spectre de la Fin des Temps. À l’occasion de la nouvelle production de Parsifal de Richard Wagner à l’Opéra national du Rhin, nous nous sommes demandé qui était ce chevalier dont la légende compte parmi les plus inspirantes de la culture occidentale, et quels échos sa quête pourrait rencontrer dans notre monde contemporain.

Se demander qui est Parsifal, c’est se poser une question que la littérature s’est posée longtemps avant nous : dans la plupart des œuvres qui le mettent en scène, Parsifal lui-même ne sait pas qui il est, ignorant jusqu’à son propre nom avant que quelque vieil ermite croisé en chemin ne le lui révèle. Parsifal a quelque chose des personnages de Samuel Beckett : il semble se demander en permanence ce qu’il signifie – et même s’il est en train de signifier quoi que ce soit. Comprendre quel sens revêt aujourd’hui son histoire et la quête du Graal à laquelle il est intimement lié, c’est d’abord suivre une piste qui remonte à la fin du XIIe siècle, aux origines du genre romanesque.

La première apparition connue à ce jour de Parsifal en littérature, nous la devons à Chrétien de Troyes dans Le Conte du Graal, sous le nom de Perceval – celui qui traverse la vallée. Il est un jeune homme naïf – cet adjectif lui collera à la peau durant toute sa carrière d’anti-héros – qui vit dans la forêt, à l’écart de la civilisation, avec sa mère. Celle-ci – veuve d’un chevalier mort sur le champ de bataille – s’est employée à maintenir son fils dans une ignorance totale des choses de la chevalerie. Mais après avoir croisé par hasard un groupe de chevaliers égarés aux armes étincelantes, Perceval n’aura de cesse de partir à son tour à l’aventure, sa mère dût-elle en mourir – littéralement – de chagrin : “Quand il se fut éloigné de la portée d’une pierre, il se retourna et vit sa mère, au bout du pont, gisant comme morte. Mais lui, de son éperon, cingle la croupe de son cheval qui s’élance et l’emporte à travers la forêt obscure.”

Après une série de péripéties propres au roman d’apprentissage, le jeune homme s’aventure dans le mystérieux château dit du Roi Pêcheur, où son destin va se nouer. C’est ici qu’il assiste à un étrange office à destination d’un roi blessé – dont on apprendra plus tard qu’il s’agit de la cérémonie du Graal : on transporte sous ses yeux une lance qui semble saigner et un Graal qui – n’en déplaise à Indiana Jones et la dernière croisade – n’a rien de l’humble coupe d’un charpentier mais est en or serti d’émeraudes. Interdit, Perceval observe sans mot dire. Regagnant la cour d’Arthur, il reçoit la visite d’une femme hideuse – dont on devine qu’elle préfigure la Kundry de Wagner – qui lui reproche amèrement d’avoir gardé le silence lors de la cérémonie du Graal, alors qu’une simple question de sa part eût le pouvoir de délivrer le Roi Pêcheur de son agonie et de lever la malédiction de ses terres. Le monde de Perceval s’effondre : il connaîtra cinq longues années d’errance durant lesquelles le roman le délaisse pour s’intéresser au destin de Gauvain. Il devient figurant dans son propre roman. Qui est Parsifal ? Il est d’abord ce jeune homme naïf devenu chevalier et à qui tout réussit. Mais il est aussi celui qui échoue parce qu’il s’est tu face au Graal, celui qui perd tout et doit tout recommencer. Dès lors, son conte devient une histoire de faute et de rédemption.

Ce qui est ici reproché à Perceval, c’est de s’être trop tu. Car dans cet univers qui s’ouvre à nous comme le ciel au-dessus de la forêt, le sens n’est plus immanent. Au contraire, le roman nous invite en permanence à l’interroger et à le réinterroger – l’une des originalités du Conte du Graal est qu’un même événement – par exemple, la cérémonie du Graal – peut prêter à des interprétations multiples selon le moment du récit et le personnage qui le commente. Cette suspension du sens est plus forte ici encore, dans la mesure où Le Conte du Graal est un roman inachevé, s’interrompant au beau milieu d’une phrase : “La Reine l’aperçoit et lui demande…” – et c’est sans doute un trait de génie des Monty Python d’avoir rejoué cette interruption brutale dans leur film Sacré Graal (1975). On a beaucoup glosé sur cet inachèvement du roman en cours. Quelle qu’en soit la cause, l’inachèvement devient un geste artistique qui contribue à donner sa forme à l’œuvre. Le conte interrompu se mue en une quête sans fin que ne cesseront de rouvrir nombre de romans postérieurs. Portant encore le poids de son échec, Perceval continuera souvent à y jouer les seconds couteaux, allant même jusqu’à se faire damer le pion par le fils de Lancelot, le parfait Galaad, né pour compléter la quête du Graal. Pourtant, aucune de ces continuations ne parviendra réellement à faire oublier la fin suspendue du chef-d’œuvre de Chrétien de Troyes : comme si les possibles générés par ce roman inachevé devaient toujours être plus forts que tout ce que l’on pourrait en écrire. Qui est Parsifal ? Il est celui dont l’aventure demeure inachevée, imparfaite, ouverte.

Le mythe de Parsifal se développe en se nourrissant de ses propres errances.

Au sein de cette postérité romanesque, il faut citer l’Allemand Wolfram von Eschenbach. Vraisemblablement composé dans la première décennie du XIIIe siècle, son Parzival, adapté de Chrétien de Troyes, constituera la principale source d’inspiration de Richard Wagner. Non seulement Eschenbach clôt la quête de son chevalier, introduisant à la fin le fils de Parzival – Lohengrin – auquel Wagner consacrera également un opéra, mais, réécrivant le moment de la cérémonie du Graal, il en redéfinit profondément les contours. Certes, involontairement : chez Chrétien de Troyes, le Graal était un élément parmi d’autres de la scène à laquelle assiste Perceval au château du Roi Pêcheur, et il n’était pas le Graal mais un graal, autrement dit, en langue d’oïl, un simple plat principalement utilisé pour servir le poisson. Chez Eschenbach, qui ne maîtrise pas toutes les nuances du français, le plat devient une pierre informe, dotée d’un miraculeux pouvoir régénérateur. Par cette faute de traduction, il jette un doute sur la nature du Graal et lui confère cette aura de mystère qui ne le quittera plus. La forme du Graal se dérobe à nos yeux. Le mythe continue à s’épaissir en se nourrissant de ses propres errances.

En 1845, Wagner part en cure à Marienbad en emportant le Parzival d’Eschenbach. C’est de ce texte que le compositeur s’inspirera principalement pour composer son ultime Festival scénique sacré, représenté à Bayreuth en 1882. Il renomme le personnage principal Parsifal d’après une onomastique fantaisiste attribuée au persan : parsi fal, fou pur, que l’on prendra l’habitude de traduire en français par chaste fol. Travaillé de longue date par la question de la rédemption, le compositeur mêle à la légende du chevalier du Graal des influences issues du bouddhisme, qu’il a découvert à travers Schopenhauer et pour lequel il se passionne. Parsifal possède désormais bien des traits communs avec Bouddha, comme sa capacité à dépasser le désir en repoussant Kundry ou encore son aptitude à comprendre et à prendre sur lui la souffrance du monde. Un destin qui le rapproche aussi d’une figure christique : le héros en quête de rédemption devenu désormais rédempteur touche Amfortas de sa lance et le libère de son péché. Wagner excelle toujours à brouiller les pistes et l’ouvrage passe selon les commentateurs tantôt pour être chrétien – ce que Nietzsche lui reprochera avec véhémence – tantôt pour être bouddhique. Pourtant, Wagner ne voyait en Parsifal ni un prophète ni un messie. Dans une lettre à Mathilde Wesendonck datée de 1877, il insiste sur la différence essentielle entre la transsubstantiation chrétienne et la cérémonie du Graal qui en est – en quelque sorte – l’inverse : ici, le sang est changé en vin nourricier, nous ramenant du côté de la terre et de l’humain. Si religion il y a, c’est une religion de l’humain plus que du divin que cherche à fonder Wagner.

Le philosophe Slavoj Žižek se demande si, en prétendant libérer le monde des vieilles croyances, Wagner ne crée pas une nouvelle religion.

Alors de quoi Parsifal est-il le nom ? Comme l’indique son titre de Festival scénique sacré – et non d’opéra – dont l’affuble son compositeur, il représente peut-être une utopie : le rêve d’inventer, autour d’une représentation scénique, une forme de communion humaine libérée des vieilles croyances et des anciens dieux, opérer à l’échelle du spectacle la Révolution qu’opère Parsifal à l’échelle de la société de Montsalvat. Wagner pense que l’Histoire des formes artistiques est liée à l’Histoire politique. Dans L’Art et la Révolution (1849), il écrit que la dissolution de la communauté politique va de pair avec la décomposition de la grande œuvre d’art totale qu’est la tragédie. À une époque où la religion est accusée d’être devenue creuse et artificielle, il incombe à l’art de restaurer cette communauté. Un siècle plus tard, le réalisateur Hans-Jürgen Syberberg assignera à son tour cette mission politique à son Parsifal (1982), en le confrontant à l’Histoire du XXe siècle et en plaçant l’Allemagne face à ses propres démons.

Mais le philosophe Slavoj Žižek se méfie de ce rituel nouveau que visait Wagner. Citant le mot de Brecht – il est moins grave de braquer une banque que d’en fonder une – Žižek se demande si, en prétendant libérer le monde des vieilles croyances, Wagner ne crée pas une nouvelle religion – religion en toc, diront ses détracteurs. On sait du reste la fortune que devait connaître Parsifal et comment il devint l’objet d’un culte – qu’il convient d’appeler le parsifalisme – aux quatre coins de l’Europe. On n’ignore pas non plus la terreur sacrée dans laquelle s’enferreront Richard Wagner et, à sa suite, Cosima lors des représentations de Parsifal à Bayreuth : interdiction d’applaudir entre les actes – consigne mal interprétée par le public de la Première qui oubliera d’applaudir à la fin de la représentation – interdiction pour vingt ans de jouer l’ouvrage en dehors de la Colline verte, interdiction même de toucher aux décors jusqu’à la mort de Cosima… De tels tabous sont moins à même de porter l’œuvre d’art de l’avenir qu’à la laisser s’enliser dans le conservatisme le plus crasse. (De ce folklore, Wieland Wagner fera table rase en 1951.) Chercher à comprendre le mystère du rituel de Parsifal, c’est aussi affronter ce parsifalisme dans ce qu’il a de pire. Rangeons-nous donc aux judicieux conseils du musicologue Timothée Picard  qui nous suggère de ne pas trop prendre Parsifal au sérieux et de ne pas tomber dans le piège de la sacralisation que l’ouvrage dénonce lui-même.

Pour comprendre qui est Parsifal, il faut enquêter sur la communauté des chevaliers du Graal dont il semble être le principe opposé. Chez Wagner, cette communauté n’est en rien le bien qui s’opposerait au mal incarné par le sorcier Klingsor. La communauté de Montsalvat est vieillie, usée, mourante. Elle vit recluse sur elle-même, interdisant aux femmes la célébration du Graal, sur une terre maudite frappée de stérilité. Dans Le Roi pêcheur (1948), Julien Gracq – hanté par le Parsifal de Wagner – va jusqu’à imaginer que le Roi pêcheur détourne volontairement Parsifal du Graal, afin de rester le maître d’un monde dont l’équilibre repose sur son incurable blessure : une manière d’avouer que la crise du monde ne saurait se résoudre mais ne pourrait qu’être perpétuellement différée. Parsifal serait donc le nom de la jeunesse qui fait irruption dans ce monde en décomposition. Il est celui qui introduit dans ce cénacle une femme en la personne de Kundry et exige que l’on découvre le Graal, brisant l’entre-soi et la confiscation du pouvoir par l’élite.

Récemment, la colère générée par l’impasse écologique a pris le visage d’une adolescente qui voyage de pays en pays pour invectiver les vieux rois de ce monde. À dire vrai, la société agonisante de Montsalvat rappelle par bien des aspects notre monde actuel. Les collapsologues ne cessent aujourd’hui de prédire que nous assisterons de notre vivant à l’effondrement de notre civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles. Et l’on sait du reste le dégoût qu’inspirait cette même société, en son temps, à Wagner qui, découvrant le paysage industriel des docks londoniens, déclara : ”Ici, le rêve d’Alberich s’est réalisé.” (Dans L’Anneau du Nibelung, ce monde façonné par Alberich est destiné à être reformaté par le feu.) Certes, Chrétien de Troyes écrivait en ouverture de son roman : “Qui sème peu récolte peu. Et qui veut s’assurer une bonne récolte Doit jeter les graines sur une terre Qui le lui rendra au centuple. Car dans une terre sans valeur La bonne graine se dessèche et meurt.”

Mais notre terre n’est-elle pas déjà devenue la Terre Gaste, la terre stérile et dévastée de Montsalvat ? Et cette question qui nous assaille : nous autres qui assistons impuissants à cette cérémonie, ne serions-nous pas, à l’image de Parsifal, en train de trop nous taire ? Un jour où j’ai eu la chance de m’entretenir avec le médiéviste Michel Zink, je lui demandai si, en littérature, le Moyen-Âge était la dernière fois où l’on a cru aux happy ends. Ce à quoi il répondit : “La différence entre les contes et la vie, c’est que les contes finissent bien.” Perceval, lui, ne finit jamais. Alors, si nous devions tenter une dernière fois de dire ce que représente Parsifal, nous reprendrions volontiers l’expression du célèbre critique russe Bakhtine – lui-même grand amateur de romans de chevalerie – souhaitant que le chevalier continue à porter l’espoir que “le dernier mot sur le monde n’a pas encore été écrit.”

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