Extension du domaine de la danse

Portrait de la chorégraphe Bintou Dembélé rédigé en introduction à un entretien pour la revue Théâtre/Public.


Novembre 2019

Cet entretien devait initialement avoir lieu à l’Institut National d’Histoire de l’Art. La plupart des métros ne circulant pas, on la retrouve finalement dans un café à Montreuil. En ce début du mois de décembre, on ignore encore que la grève contre la réforme des retraites engagée par le gouvernement se prolongera plus d’un mois et demi – elle continue à l’heure où nous écrivons ces lignes. Le 24 décembre, cette même grève nous offrira une image belle et troublante : sous le ciel gris avec en toile de fond une manifestation, les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris sortiront sur le parvis du Palais Garnier pour esquisser un extrait du Lac des cygnes. Cette performance hors-les-murs nous rappellera alors un autre genre de déplacement artistique accompli par l’institution qui vient tout juste de fêter ses 350 ans : en début de saison, Les Indes galantes, l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, a été mis en scène par Clément Cogitore et chorégraphié par Bintou Dembélé sur la scène de l’Opéra Bastille, en intégrant une trentaine de danseurs et des danses aussi diverses que le KRUMP, l’Électro, le Voguing, le Popping, le Glyding, le Waacking, le Bboying…

12 représentations et autant de standing ovations plus tard, la chorégraphe est assise devant un café, le spectacle derrière elle. Parler avec Bintou Dembélé, c’est raconter une certaine histoire du Hip-Hop en France, dont elle est l’une des figures majeures : sa découverte qui passe par la télévision et quelques VHS importées des USA, l’imitation dans les cours des cités puis à la Maisons du Temps Libre, l’émergence d’une culture puis sa professionnalisation, commercialisation, dépossession, réappropriation… C’est aussi observer comment, en parallèle des cultures dites officielles, la périphérie a toujours su générer des formes pour raconter à bras-le-corps ses propres histoires.

Désormais, Bintou Dembélé refuse d’accoler à sa fonction de chorégraphe tout adjectif qui risquerait d’en restreindre le sens. Déjà, lors des entretiens donnés au moment des Indes galantes, l’expansion infinie du nombre de termes servant à désigner les différents types de danses présents au plateau semblait faire diversion : un trop-plein d’étiquettes pour refuser l’étiquette, ne pas céder à la catégorisation dans laquelle on enferme souvent ces danseurs et danseuses. Pourtant, que ce soit dans l’atmosphère électrique des cyphers – ce événements qui sont à la fois des confrontations et d’intenses moments d’échange dansés – ou sur le plateau de l’Opéra Bastille, Bintou Dembélé poursuit ses objectifs avec la même obstination : danser la musique qui surgit, rassembler en cercle une communauté qui engloberait interprètes et spectateurs – auxquels elle préfère le mot de témoins.

Aux derniers jours des répétitions des Indes, dans l’immense salle de 2723 places, je l’ai vue encore se lever de son siège pour apostropher les danseurs sur scène en leur demandant de prendre l’espace, tout l’espace, jusqu’à la fin. C’est que, pour elle, l’espace et le mouvement sont politiques. Si pour reprendre l’expression d’Hervé Guibert, la danse entend “racheter la mort du geste”, Bintou Dembélé ramène ce geste du royaume de la nuit pour lui confier une dernière mission : porter les histoires et contre-histoires que le centre a voulu nier, occulter, rejeter à la marge.

Une fois retranscrit, l’entretien qui suit donnera lieu à de nombreux allers-retours entre Bintou et nous et à autant de corrections. Ce n’est pas une surprise : déjà, au moment des Indes galantes, lorsque j’ai recueilli ses propos pour écrire la note d’intention, il m’était, de mémoire, rarement arrivé d’autant corriger, barrer, biffer, reformuler, rayer, raturer… On aurait tord de mésestimer cette attention extrême portée aux mots : la chorégraphe sait bien que les spectacles ne sauraient suffire à changer le monde, et que ce changement passe d’abord par le langage. Surtout quand ces mêmes spectacles sont commentés par des observateurs qui les analysent avec leurs propres biais. D’où l’importance d’investir le champ de la parole pour ne pas laisser aux autres le soin de tordre les mots. Comme elle aimait à le répéter aux danseurs et danseuses des Indes galantes pendant les quelque deux ans qu’a duré ce projet : “Il est temps de commencer à nommer nos histoires.”

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